Inde 4ème - Mumbai-Varanasi

21 décembre – Départ soulagé. Depuis septembre, le boulot s’accumule – agréablement, c’est toujours passionnant et ponctué de voyages : San Sebastian, Londres, Rome et… Rio de Janeiro dans les trois derniers mois - mais je suis en plein cœur d’une guerre sanglante (encore) contre Boulet, qui a cette fois dépassé les bornes de la malhonnêteté (et de l’abus de biens sociaux) mais je n’en parlerai pas ici, pas la peine de me mettre à nouveau les nerfs à vif à cause de ce triste sire (j’ai quand même, quelques jours auparavant, annoncé que j’allais chercher du boulot ailleurs à Boss, qui capitule un peu trop à mon goût devant Boulet, et qui me regarde depuis avec des airs de Calimero et me fait la danse des sept voiles sur l’air de « Ne me quitte pas »…).

Bref, je me dirige vers Roissy à la fois excitée et épuisée. Hâte de retrouver l’Inde bienfaisante qui m’a déjà plusieurs fois apaisée. Vol Royal Jordanian. Arrêt à Amman. Je manque louper la correspondance pour Mumbai (Bombay), car l’Iphone retarde d’une heure par rapport à l’horaire officiel jordanien et, plongée au cœur d’un passionnant bouquin, je ne m’affole et me précipite vers la porte d’embarquement qu’au tout dernier appel, n’ayant prêté qu’une attention distraite aux précédents…

J’arrive à Mumbai à l’aurore, surprise du peu de temps que met le taxi pour me conduire à l’hôtel que j’ai choisi sur Tripadvisor. Je n’avais pas compris qu’il était situé dans le quartier de Bandra, un quartier un peu excentré et plus proche de l’aéroport. Bandra est en fait le « boboland » de Mumbai : maisons cossues (dont celle de Shah Rukh Khan, paraît-il), cafés et restaurants branchés, magasins de fringues et chaussures plutôt chics, promenade de bord de mer où baguenaudent des jeunes filles en jean cramponnées à leur Iphone d’une main, tenant leur boy-friend de l’autre, lui-même arborant nonchalamment un Ipad dernier cri. Et une boutique de cupcakes tous les dix mètres ! Ce doit être le dernier truc trendy, sans doute. On est très loin du « slum » !

Enfin non, pas si loin. A peine tourné l’angle de deux rues après mon hôtel, je retrouve des scènes familières : les baraques de planches, de bâches et de cageots, des familles autour de feux allumés à même le trottoir jonché d’immondices où ils vivent sans doute, la misère quotidienne d’un autre Mumbai.

Je ne reste ici que 24 heures. Je sais d’expérience que les grandes villes de l’Inde me conviennent peu. Je préfère le calme des villages, du bord de mer, ou Varanasi (Bénarès), bien sûr. Je m’envole dès le lendemain pour la ville sacrée chère à mon cœur. A peine le temps d’un dîner indien arrosé d’une bière fraiche devant quelques palmiers qui me confirment que je suis bien partie pour ailleurs. Je me sens déjà beaucoup mieux.

IMG_0008.JPG

Varanasi la belle est embrumée. Et froide. Imperceptiblement changée, depuis cinq années. Un peu plus de jeunes filles habillées à l’occidentale, d’enfants chineurs, et de jeunes hommes en quête de femmes seules dans l’espoir d’un mariage et d’un départ vers l’Europe ou l’Amérique. Et les bateaux du Gange semblent désormais tous ou presque sponsorisés par des banques !

IMG_0019.JPG
IMG_0020.JPG

J’arpente les ghâts emmitouflée, passe mes nuits calfeutrée sous autant de choses chaudes que je peux. J’ai beau être bretonne et m’être baignée parfois un jour de Toussaint sur mes rivages, j’admire les indiens qui affrontent l’eau du Gange sans trembler. Moi je me contente de sécher mes cheveux le matin au vent du fleuve, sur la haute terrasse de ma jolie guest-house, les mains en couronne frileuse autour d’un chaï brûlant, bonheur de mes petits-déjeuners.

IMG_0014.JPG
IMG_0049.JPG

24 décembre. Je me fous éperdument de ne pas fêter Noël. Pourtant, à la puja du soir, je fais la connaissance de Loreleï, jeune femme française qui revient d’un séjour de quelques mois au Népal dans des conditions spartiates, s’apprête à passer encore deux ou trois mois en Inde, période de transition entre la fin de ses études et son entrée dans la vie active. C’est quelque chose que je regrette aujourd’hui de ne pas avoir fait, mais à l’époque, l’idée ne m’en avait pas effleurée et je ne sais pas si j’aurais eu ce cran-là à 20 ans et des poussières. Nous passerons joliment le soir de Noël ensemble devant une bière. Au retour à ma guest-house, je suis accueillie par des rythmes techno et un thali sympathique et bienvenu. Mais franchement, ils auraient pu nous épargner Céline Dion ! C’est bien la peine de partir si loin !

Ici, je ne fais guère autre chose qu’arpenter les ghâts d’un bout à l’autre de la ville. Je regarde, je respire, je me pose, je repars. C’est un spectacle permanent. Je m’attarde peu désormais sur les corps qui brûlent sur l’un des deux ghâts de crémation, ils font partie de la vie du fleuve au même titre que les enfants jouent et que les pèlerins s’y baignent ; ils font partie de la vie tout court.

Je déambule, je monte et je descends au gré des marches irrégulières, jamais lassée. Ici on croise des buffles débonnaires qui vont au bain, quelques singes voleurs, un sadhu qui se réchauffe à un feu de branchages, une femme pauvre enveloppée de rose qui vit sur une corniche de pierre abrupte où je la vois chaque jour. Et même un tournage Bollywood avec une cohorte de sadhus-figurants bien plus replets que les vrais. Je retrouve mon copain Atul, patron d’un joli restaurant-terrasse. Il y a cinq ans il m’avait fait visiter les temples alentours toute une journée, et accessoirement demandée en mariage. Nous nous donnons l’accolade aujourd’hui comme de vieux amis.

IMG_0025.JPG
IMG_0027.JPG
IMG_0021.JPG
IMG_0037.JPG

Le dernier soir, j’assiste à la puja tranquille d’Assi Ghât, moins spectaculaire et touristique que celle des ghâts centraux. Un seul jeune brahmane pratique les incantations rituelles et l’on sollicite les quelques spectateurs proches pour y participer : un homme vient déposer des pétales de fleurs dans mes mains que je referme sur leurs couleurs fragiles, en un geste de prière, réellement émue. Un peu plus tard, nous suivrons le brahmane jusqu’au fleuve pour y déposer cette offrande éphémère.

IMG_0052.JPG

Un peu avant, j’ai profité des premières mesures des cymbales cristallines de la puja pour m’en aller sur un bateau un peu au large du fleuve, flanquée de trois gamins qui m’avaient vendu les petites bougies traditionnelles que l’on offre au Gange, posées sur des corolles de fleurs. Ma cérémonie intime, répétée chaque fois ici. Douze bougies cette fois-ci, une pour chacun des disparus de ma vie dont je veux rappeler la mémoire ici, que je recommande avec amour, tendresse ou amitié à « Mother Ganga », le fleuve sacré qui prend soin des vivants et des morts. Les enfants les allument pour moi, recueillis aussi tout à coup, et me donnent avec précaution chaque flamme fragile que je confie au fil de l’eau. Elle est jolie et vaillante, ma petite guirlande de lumières qui s’enfuit au loin, portée par le courant.

Après la puja, j’ai encore une autre cérémonie qui m’attend, promise à moi-même : j’achète des guirlandes de fleurs, pour des attentions particulières. On les trouve en monceaux colorés à l’entrée du temple où elles sont destinées à être offertes à Shiva. C’est un charmant couple d’indiens qui m’explique cela, étonnés de voir une occidentale en acheter. Je leur explique pourquoi je souhaite les offrir au fleuve, demande si « j’ai le droit » et cela les fait rire. Ils en fixeront le prix au marchand pour moi. Un prix « indien ».

Dans l’obscurité, je vais m’agenouiller sur un petit promontoire au-dessus du fleuve, et je lance mes guirlandes au fleuve avec ferveur pour chacune de mes « intentions ». La première est pour A, jolie jeune femme fragile dont j’ai appris peu avant mon départ qu’elle s’était donné la mort. Il y en a une pour un bébé qui vient de naître, que je ne connais pas encore et dont j’aime tendrement les parents. La dernière… et bien la dernière est pour moi, pour que je laisse ici une vieille Traou fatiguée et qu’une toute nouvelle émerge de ce voyage-là prête à affronter les temps à venir avec espoir, énergie et créativité. Une meilleure Traou, j’espère…

Je remonte les escaliers vertigineux qui mènent jusqu’à ma guest-house, grimpe jusqu’à la terrasse où je vais déguster mon dernier dîner face aux lumières de Bénarès qui dessinent la courbe élégante du Gange. Je me penche et je les vois tout en bas mes guirlandes, bercées par le fleuve, voguant paresseusement ou filant au gré du courant. Celle d’A. est déjà loin et je lui souhaite bon chemin. Quant à la mienne, elle s’est lovée autour de l’amarre d’un bateau, près d’un autre promontoire et ses fleurs blanches forment un cœur dans le noir. Je souris et remercie l’invisible de cette attention pour moi. Je quitterai Varanasi demain plus légère. Et sûre d’y revenir encore. Je suis heureuse ici.

IMG_0073.JPG

Commentaires

1. Le lundi 11 février 2013, 09:39 par Bernard M

Cela me fait plaisir quand tu viens donner de tes nouvelles, chère Traou, même si elles sont rares.
Et j'aime t'y voir évoquer ce beau lien à l'Inde qui semble si porteur, si nourrissant pour toi.
Amitiés et bises

2. Le vendredi 15 février 2013, 09:32 par Madleine

Tu sais quoi ? Avec 3 jours de retard je te souhaite un "Bon anniversaire" Traou et t'envoie de grosses bises chaleureuses
(info : nous serons à Paris fin mai)

3. Le vendredi 15 février 2013, 11:24 par Pablo

(Merci du rappel, Madleine !). Comme il n'y a plus François et que l'agenda électronique de mon téléphone est défaillante, j'ai oublié ton anniversaire, Traou... ! :-( Heureusement que (d'après ma tradition culturelle) on a 8 jours pour se ratrapper... et que j'ai appris récemment cette expression en anglais : Happy Belated Birthday !! Je profite pour te souhaiter aussi une excellente Année lunaire du Serpent ! (Tu as fêté ton anniversaire à Berlin cette année ??)
((Depuis lundi, où j'ai vu que tu avais publié ce beau billet, je regarde tous les jours tes photos, mais (à part m'extasier en les admirant, et en lisant ton récit toujours émouvant) je ne trouve rien à dire.))

4. Le vendredi 15 février 2013, 11:27 par Pablo

(Ou pour utiliser une expression écoutée il n'y a pas longtemps qui m'avait fait rire : joyeux anniversaire avec effets rétroactifs, Traou !!)

5. Le dimanche 17 février 2013, 07:34 par Traou

Merci, merci les zamis. Moi aussi cela me fait plaisir de vous retrouver ici, même si je fréquente fort peu ce lieu désormais. Et les voeux d'anniversaire sont valables tout le temps, avant, après, pendant (et ceux que François m'adressait toujours la veille du jour J m'ont singulièrement manqué cette année). Et oui, je suis entrée dans ma cinquantième année sous le ciel de Berlin, j'y étais aussi pour le nouvel an du Serpent.
Madleine, rendez-vous fin mai sans faute ! Pablo, si tu viens courir par ici, et Bernard si tu reviens y musarder, n'hésitez pas.
Je vous embrasse

6. Le dimanche 17 février 2013, 13:17 par La compagne

Très, très en retard, un joyeux non anniversaire donc... Quand François te souhaitais ton anniversaire avec un jour d'avance, c'était toujours l'occasion pour moi de le taquiner. J'avais oublié et je suis contente de m'en souvenir alors merci à toi et à Pablo de s'en être souvenu, de ton anniversaire et du reste. Je t'embrasse.