Cannes à l’envers, Cannes à l’endroit

Je suis une très piètre festivalière, je dois bien l’avouer. Et les années passant, je « festivale » même de moins en moins, m’acquittant juste de la mission pour laquelle je me dois de passer quelques jours par an à Cannes. Point. Désolée donc de ne pouvoir vous offrir ici une chronique drolatique, festive ou passionnée de cette 63è édition, je ne ressens rien de tel pour ce festival. Je suis désespérément non-mondaine et couche-tôt, que voulez-vous, ce qui fait de moi une sorte d'ermite-ovni dans ce contexte, j'en suis bien consciente (et je m'en fous).

Il faut dire que cette année, j’ai débarqué sur la Croisette armée d’une batterie de mouchoirs, d’antibiotiques et de pastilles pour la gorge, toussant façon caverne et déjà épuisée de dix jours de crève dont j’avais grand peine à venir à bout. Donc encore moins motivée que d’habitude. A peine arrivée, Boss triomphant et gentil m’a mis dans les mains une place pour la projection de « Wall Street » de la soirée, tenue de Scarlett obligatoire, que j’ai regardée d’un œil torve et aussitôt déclinée, peu encline à abandonner mon cache-nez pour une montée des marches inconfortable et aussi réfrigérante que le grand théâtre Lumière du Palais des Festivals. D’autres m’ont confirmé qu’on s’y pelait autant que les autres années. Très peu pour moi. Je me suis collée au lit à l’heure des poules (celles des basses-cours..). Piètre, vous dis-je…

Comme l’an passé, j’ai fui les fêtes et privilégié les rencontres intimistes avec des créateurs : auteurs, réalisateurs, producteurs, dont j’aime à entendre la passion quand ils me parlent de leurs projets, me racontent des histoires que j’ai envie de les aider à mettre sur l’écran dans la mesure de mes petits moyens. Mon rôle se borne le plus souvent à identifier les bons partenaires pour un film à venir et à les mettre en contact. Quand je tombe juste et que la collaboration de deux personnes que j’ai présentée l’une à l’autre mène à quelque chose de concret, j’en suis heureuse, pour eux, pour l’histoire qui va être peut-être contée à d’autres, pour moi qui aime à faire ainsi partie de la ronde infinie de participants à l’histoire d’un film, parfois innombrables, utiles chacun à leur place, un peu ou beaucoup, certains plus essentiels que d’autres.

Cannes cette année encore, le festival veux-je dire, m’a fait l’effet d’un gigantesque barnum peuplé de créatures pour certaines grotesques, d’un bruit incessant à rendre fou, de boustifaille en pagaille, de liquides alcoolisés ou non par flots entiers, de robes très courtes ou très longues et de talons très hauts, toutes choses surdimensionnées en cet espace restreint, trop de foule, trop d’inutile et de cris. Je m’y sens la plupart du temps totalement déplacée et décalée, incapable de me mettre au diapason de ce que certains considèrent comme une fête et que je trouve pour ma part le plus souvent aussi terrifiant que dérisoire.

J’ai été frappée notamment par la débauche de moyens mis en œuvre pour cet art-industrie en mouvement : mon Dieu les quintaux de nourriture déversés là ! Les hectolitres de champagne ! Le décorum et le superflu, le papier gaspillé dans des publications innombrables que personne ne lit ! Je n’ai pas forcément à me plaindre de cette opulence dont je profite aussi : je rentre aujourd’hui lestée de quelques kilos supplémentaires, comme d’habitude, trop nourrie et abreuvée, au bord de la nausée certains jours, ma gourmandise naturelle muée en gloutonnerie parfois, devant l’offre gigantesque et infernale de denrées auxquelles je ne sais résister.

On dirait bien que les festivaliers viennent ici sans s’être nourris depuis des semaines, en prévision du festin. Les abords des buffets ont parfois des apparences guerrières, les smokings et robes du soir cachent des instincts sauvages : se nourrir au péril de tout comportement civilisé est un challenge quotidien pour certains. Je fais sans doute partie de ceux-là, sans m’en rendre compte, au fait ?... J’ai souvenir l’autre jour de plateaux qui circulaient, portés par des serveurs en grande tenue, et que je guettais comme si ma vie en dépendait car il y avait dessus un assortiment de choses délicieuses dont je voulais ma part (notamment un « thon Rossini » à mourir de plaisir : sur un mini-toast, une mini-tranche de thon surmontée de foie gras frais, les deux à peine poêlés et nappés d’un rien de vinaigre balsamique, une tuerie ! Je n’étais pas la seule à les rafler, ceux-là, vous pouvez me croire…). La palme du cocktail-fou revient à un pays d’Asie qui célèbre son cinéma chaque année sur la plage du Carlton en offrant à des centaines d’invités des buffets multiples, de sushis insensés, ou bien de mini-woks ou fritures préparés par des cuisiniers en tenue, et moult autres splendeurs pour lesquels les festivaliers s’organisent en files interminables attendant fébriles (et agressifs aux resquilleurs) leur portion de délices. Ce cocktail–là je l’avoue m’a bluffée : des verrines multicolores suspendues dans les arbres, des tables habillées de feuillages et de fleurs à profusion, un décor délicat pour une grande bouffe indécente…

Ce soir-là, j'ai observée, médusée, un homme en smoking, l’air pénétré et que je n’aurais pas osé interrompre ou déranger, en pleine crise d’une sorte de folie dévorante : debout devant le buffet des desserts, il remplissait méthodiquement une assiette de TOUT ce qui était proposé sur la table, absolument tout, en un monticule insensé, mélangeant l’immélangeable mais peu lui importait visiblement. Il avisa ensuite les diverses sauces sucrées, fruitées, chocolatées qui étaient offertes pour accommoder les desserts et recouvrit le monticule d’une louche de chacune, achevant son œuvre boulimique par une grosse rasade de TOUS les « toppings » proposés, graines, pépites de chocolats, perles diverses, confettis colorés, se moquant visiblement que tout cela ne soit pas fait pour être mangé ensemble… J’ai évité de le suivre pour voir comment il entendait ingurgiter cette mixture folle, il me faisait l’effet d’un vampire s’apprêtant à faire gicler le sang d’une carotide. J’ai moi-même, à sa vue, fait l’impasse sur le dessert ce soir-là, écoeurée.

N’attendez pas de moi un compte-rendu du festival, côté tapis rouge et programmation, j’en ignore à peu près tout, évitant autant que faire se peut les abords du Palais, bondés, où les escabeaux cadenassés aux barrières proches des marches me paraissent finalement plus pathétiques que drôles : penser que des gens passent des journées entières à ne faire qu’attendre la vision fugitive d’un individu un peu ou beaucoup connu m’interloque et me dégoûte un peu, de même que toute la pagaille pailletée qui se donne là en spectacle.

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Certaines figures de la Croisette, cependant, me font rire ou m’attendrissent : les vieilles femmes moulées de léopard de la tête aux pieds, cagoles maquillées arc-en-ciel et la peau tavelée de soleil du Midi, qui s’éclatent pendant la quinzaine, joyeuses et fières de leur vulgarité assumée; j’aime leur liberté et leur indifférence aux regards moqueurs. Je suis touchée de certaines « belles de Croisette », jeunes filles à peine sorties de l’enfance, aux mollets ronds et dorés, vêtues de leurs plus belles robes et trébuchant sur des talons trop hauts juste pour voir un film d’après-midi, agrippées à leur invitation. J’aime la gentillesse de beaucoup de gens du cru, serveurs des bars ou des restaurants, philosophes et serviables avec cette clientèle cosmopolite, bruyante et parfois condescendante qui les fait vivre cette quinzaine-là plus que d'autres. J’aime la ruche des travailleurs du Marché du Film, gigantesque lieu d’achat, de vente et de fabrication de la pellicule imprimée du monde entier, les milliers de gens qui courent d’un rendez-vous à l’autre, badges voltigeant autour du cou, petits ouvriers du cinéma dont je fais partie, affairés et polyglottes.

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Je n’aime pas en revanche, être réveillée à n’importe quelle heure par les soirées et les « afters » sans fin, la rue de Cannes résonnant sans arrêt de musiques déversées là sans que quiconque ait l'air de trouver anormal les basses sourdes envahissantes, de jour comme de nuit. J’avais cette année par ailleurs la malchance de loger dans un immeuble dont l’étage supérieur était occupé par une société friande de fêtes improvisées ou non : mes rêves et mes insomnies ont été ponctués de façon constante pendant mes cinq nuits cannoises par la techno qui venait de là-haut, et surtout par le piétinement ininterrompu des fêtards allant et venant devant ma porte pour atteindre ou revenir du lieu de la fête. Et croyez-moi, des hordes de filles chaussées de Jimmy Choo (ou imitation) sur escalier de marbre, ça fait du boucan. Je rentre fatiguée…

Finalement, mon plus joli moment cannois, c'est un producteur égyptien qui me l'a offert, en détachant de son porte-clés personnel un petit chat d'argent pour me remercier de lui rendre son portable retrouvé par hasard sous une table en terrasse ensoleillée (bien qu'il ait beaucoup plu et fait froid cette année), portable tout cassé et remis à son propriétaire pour qui il avait l'air essentiel, au terme de conversations alambiquées et difficiles avec des interlocuteurs de langue arabe fort surpris de me voir faire le standard anglophone et féminin de leur ami finalement identifié. J'adore ce petit chat porte-bonheur !

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Chroniques cannoises antérieures (plus glamours et rigolotes, j'étais jeune alors... ;-) ) :

Version 2006

Version 2007 (60è anniversaire)

Version express 2008

Je ne sais pas s'ils me réinviteront l'année prochaine...

Commentaires

1. Le mercredi 19 mai 2010, 22:24 par Fred

Bon c'était bien robe longue et talons haut, mais ils étaient restés dans la valise, vous leur avez préféré cache nez et édition de la Société du spectacle de Debord coincée sous le coude :-)

2. Le jeudi 20 mai 2010, 05:35 par Valérie de Haute Savoie

Est ce l'âge, est le temps, me suis-je demandée alors que cette année justement me semblaient bien fades toutes ces montées des marches et photocall vus et revus. Je ne sais, mais à lire ton billet, j'y ai pris du plaisir sans aucune envie ou regret d'y participé (mis à part peut être ce thon rossini !)

3. Le jeudi 20 mai 2010, 07:46 par Anne

Rien que pour le petit chat, ravissant et qui plus est rempli des bonnes ondes du service rendu et de la gratitude, ça valait la peine !

4. Le jeudi 20 mai 2010, 11:13 par Pablo

La seule fois où j'ai trouvé un téléphone portable, à la banquette arrière d'un taxi, la meilleure chose pour moi a été de voir le visage de satisfaction et l'expression de reconnaissance de son propiétaire lorsque je le lui ai rendu en main propre le soir, avant qu'il ne retourne dans sa ville : comme s'il me devait la vie, tandis que pour moi ça n'avait été qu'un petit exercice de recherche, semblable à la tienne, qui m'avait bien amusé... Le chat d'argent (une divinité ?) que ce producteur t'a donné avait sans doute une signfication profonde pour lui et je suis sûr que ce sera de bon augure pour toi !

5. Le mardi 25 mai 2010, 14:25 par Patrick

En fait, je n'étais pas pressé de venir vérifier. Je savais bien que tu allais nous le faire, ce billet (genre "oui, bon, j'y étais, c'est mon boulot tout de même, alors bon, quoi...") que je lis en retard. Mais je lis toujours tes billets en retard. A croire que c'est comme ça que j'aime flâner par ici.

En fait, je l'avoue, c'est surtout de mes propres souvenirs de ce festival, dont j'attendais patiemment la remontée en surface que ton récit ne devait pas manquer de provoquer. De ce côté-là, ce fut parfait. Merci ;-)

6. Le mardi 25 mai 2010, 18:33 par cledsol

quelle que soit ta manière de raconter, je suis toujours autant prise dans l'ambiance, toutes les choses que tu décris... et je t'en remercie, de nous faire partager tout ça!
j'espère que tu pourras te reposer maintenant, surtout.

7. Le samedi 5 juin 2010, 10:16 par nuages

Quelle belle et juste description de ce déluge médiatique, consumériste, écoeurant, qui entoure l'industrie du cinéma...

8. Le lundi 7 juin 2010, 15:56 par Fauvette

Justement moi j'apprécie ton regard sur ce Festival, et rien que pour ça ils devraient continuer à t'inviter !

9. Le mardi 8 juin 2010, 20:34 par Gamacé

Ah ça fait longtemps que je n'étais pas passée et je me suis fait une grande cure Traou, j'aime toujours autant tes billets, la manière dont tu écris et puis ce que tu y racontes... :o)
A bientôt j'espère, bises