En 8 millimètres

Le grain est comme poudré, les traits imprécis, les mouvements un peu plus rapides que dans la réalité. La lumière est délicate, parfois traversée de l’éclair blanc d’une brûlure de pellicule. Je regarde cette vie accélérée avec la mémoire du bruit du projecteur que mon père louait parfois, toute la famille réunie le dimanche après-midi, les fauteuils tournés vers la cheminée de granit. On enlevait les bibelots d’étain qui couraient sur son manteau de pierre et le mur blanc gardait la trace de leurs contours. On fermait les volets, calait le projecteur avec un livre ou deux pour corriger l’oblique du petit rectangle de vie colorée qui tressautait alors devant nous, hilares de se reconnaître là, silencieux et agités.

D’un landau aux larges roues rayonnées émerge une toute petite fille au bonnet blanc-pompon. Il passe de gauche à droite de l’image, une fois, deux fois, trois fois. Avec Maman, avec Papa, avec Grande Sœur, avec Moyenne Sœur. On pose presque comme sur des photos, on marche lentement, on se retourne vers la caméra intimidante, on est très sérieux. Sauf la toute petite fille qui a été moi et qui pointe une langue interloquée devant ce drôle d'oeil noir.

Un jardin dont je ne me souviens pas. Ma mère, belle et fine, jupe étroite, cardigan, escarpins, donne une fleur à la toute petite, écarte d’une main la moyenne qui sautille devant l’objectif, masquant le tableau prévu « la petite et la fleur », dans lequel elle n’a pas sa place à cet instant précis. La petite hume, toute à son rôle d’enfant au jardin, perd la fleur écrasée, la ramasse au sol, derrière en l'air sous la petite robe trop courte, équilibre instable et ravissant. La mère fait un « Oh » muet. Fin du tableau.

Un pique-nique de campagne, une couverture écossaise sur laquelle les grandes font semblant de dormir, rient des galipettes de la plus petite qui refuse de s'allonger, suce son pouce et rit aux éclats dans le cou de sa maman, ravie d'être rebelle. Derrière la caméra 8 millimètres, mon père, fantôme des films, omniprésent et invisible.

Vélo rouge et patins à roulettes aux lanières de cuir cassantes, les bras écartés façon balancier sur la digue de Dinard en hiver. Je regarde mes sœurs aux jambes rapides drapées de jupes grises identiques, petites filles sages des années soixante en chaussettes blanches. J’ai un foulard fleuri noué sous le menton dans la poussette qu'elles ont connue avant moi.

Une maison, "LA" maison aux arbustes miniatures sous lesquels je blottirai mes secrets une décennie après. Un muret d’ardoise mis là exprès pour faire grimper et sauter au sol les petites filles, mouvement perpétuel en robes-corolles claires. Un chiot aux oreilles si gigantesques qu’il marche dessus dans les virages un peu raides de ses courses folles. Il a la langue pendante et roule dans l’herbe sous les chahuts des petites. Pas très loin du poirier à peine planté sous lequel il sera enterré, vieux compagnon perclus, dans 17 ans de là.

Le même jardin sous la neige, cagoules et batailles. La petite pose sur la boule immense roulée à plusieurs dans la pente douce, tenue par les mains de Grande et Moyenne de part et d’autre. Quelqu’un prend une photo aussi, fixée par des coins de plastique racornis dans l’album 69/70, où la neige a pris une teinte trop sombre, ça arrive parfois avec les pellicules de nos Instamatic Kodak.

Un tricycle bleu déjà vu avec Petite Fille transporte maintenant Petite Sœur. Ma mère a 10 ans de moins que moi aujourd’hui et quatre filles. Petite Sœur proteste et grimace au soleil de face. On m’appelle en renfort pour conduire Tricycle Bleu par le guidon vers la caméra. Je m’acquitte de la mission avec un rien de componction, grande soeur devenue à mon tour.

Des jeux de ballon, une balançoire, des allers-retours sans fin debout sur les pédales dans l’allée de goudron. Les petites grimpent sans cesse sur le dos des plus grandes, attentionnées. Les arbres poussent à toute allure, comme les quatre filles de la grande maison. Nous aurons du chagrin quand on la vendra, dans longtemps, abri d'enfance. On est habillées pareilles, par paires, les grandes, les petites. Je déteste ça.

Des communions. La même aube blanche utilisée à travers les années. Et la grosse croix d'argent. Premières photos d’Instamatic : cadeau du parrain avec une Bible. Ou un buvard de voyage. De longues tables de déjeuners sans fin dont on est l'héroïne en blanc, un peu ridicule. La famille réunie pose pour les portraits de groupe dans le jardin. Premiers appareils à retardateur : Parrain court se mettre en place en boutonnant son veston après avoir appuyé sur le déclencheur. Les femmes sont en robes courtes acidulées, jambes fines aux genoux veloutés de collants Dim. Leurs maris n'aiment pas les collants et le disent. Les têtes sont brunes et coiffées 70. Têtes aujourd’hui grises, blanches ou chauves, dodelinantes, égarées ou parties pour une destination inconnue.

Et la plage, et la mer, et les jeux de vagues et de sable. Dinard, omniprésent théâtre de l’enfance. Courbées vers les coquillages à collecter, en courses éperdues vers la mer ou les rochers. Rieuses ou boudeuses tentant de fuir la caméra. Petite Sœur un peu apeurée avance et recule sous l’assaut d’une vaguelette microscopique avant de s’apprivoiser, de s’abandonner à l'eau amie. On la filmera intrépide l'année d'après. Matelas rouge et bleu et un dauphin de plastique. Ma mère s’éloigne pour nager, et je devine dans ses paroles muettes et ses gestes de la main qu’elle interdit qu’on l’éclabousse aujourd'hui. Une paire de maillots rayés identiques pour les grandes, puis les petites, à quelques années d’intervalle qui semblent des minutes. Ou des culottes de bain en vichy faites main, leurs élastiques fâchés avec l’eau de mer dévoilant les fesses blanches sous le dos doré. On a les cheveux courts et mouillés et l’air plus heureux que nulle part ailleurs, les yeux plissés, allongées dans l’eau qui miroite de soleil breton.

Et puis, comme une fulgurance, sur la plage de l’hiver 65 qui accueille mes premiers pas, un homme en noir, fugitivement imprimé sur la pellicule, vient prêter main forte à Moyenne Sœur qui tente de me faire garder l’équilibre. La main de l’homme en noir me remet d’aplomb sur le sable mouillé et s’éloigne en courant. Mon Papi à la rescousse, pour que je tienne debout, hier comme aujourd'hui.

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Commentaires

1. Le mardi 9 mars 2010, 11:28 par Anne

Quel beau billet. Et quelle jolie façon de raconter la puissance évocatrice des photos.

2. Le mardi 9 mars 2010, 21:55 par Pierre

J'aime beaucoup. Le réalisme de ces souvenirs. La façon "photographique" d'en raconter des scènes. Un je-ne-sais-quoi d'universel qui me touche et me ramène dans ma propre enfance.

Merci...

3. Le mercredi 10 mars 2010, 12:46 par Fauvette

Tu sais que c'est difficile de ne pas céder à la tentation de te faire des compliments ?
Merci Madame Traou.

4. Le mercredi 10 mars 2010, 21:07 par François Granger

Grâce à ton billet, je revoie des photos du même genre. Le décor c'est un "château" en Auvergne ou une maison près du Loir...

5. Le jeudi 11 mars 2010, 09:43 par Julien

c'est très très émouvant.

Merci pour ce billet.

Je ne veux pas perdre mon grand père.

6. Le jeudi 11 mars 2010, 09:52 par Pablo

Tu as fait transférer ces vieux films sur un support numérique ? Tu as de la chance d'avoir cette mémoire en mouvement, je suppose que cette scène de ton grand-père fugitivement à l'écran doit être hyper émouvante (déjà l'est beaucoup cette scène finale de ton billet, où j'entends parfaitement le bruit du projecteur, et cet arrêt sur image où l'on voit à peine cette ombre de ton grand-père et l'ombre de cette ombre sur le sable de la plage ; j'en aperçois presque la brise de la mer sur ma peau).

7. Le jeudi 11 mars 2010, 09:54 par Pablo

perçois

8. Le jeudi 11 mars 2010, 15:25 par Patrick

Je te le dis sans fard : je suis jaloux de ces langueurs nostalgiques que tu écris si bien. Voilà, c'est dit. ;-)

9. Le vendredi 12 mars 2010, 10:28 par Traou

Un coucou amical à chacun. Merci de vos regards sur ces souvenirs d'enfance que chacun de nous porte en soi, proches ou lointains.

Oui, Pablo, j'ai fait mettre sur DVD ces vieux films, pas revus depuis plus de 25 ans. Et j'ai passé pas mal de temps ensuite à prendre des photos sur écran pour en faire une jaquette-mosaïque pour les exemplaires que j'ai offert à mes parents et mes soeurs à Noël. Cette apparition de mon grand-père dure à peine quelques secondes et j'ai été si heureuse de capter cet instant...

10. Le vendredi 12 mars 2010, 18:32 par Madeleine

On les porte en nous ces souvenirs d'enfance mais on n'a pas forcément ton talent pour les décrire, loin s'en faut !

Hors sujet : je penserai à toi (et à Gilda) demain après-midi en regardant Anna Gavalda dédicacer ses ouvrages :)

@ François Granger : je passe à vélo de temps en temps (en été plutôt) devant un de ces châteaux !

11. Le samedi 13 mars 2010, 16:28 par Anne L.

Il ne faut pas oublier de dire Merci ! Traou, je lis vos écrits avec tant de réel bonheur. J'ai eu si peur, un moment, de les voir se tarir, et me retrouver, bête, devant une page vide, une adresse inconnue, une porte fermée. Obligée de vous quitter, vous que je ne connais pas ! Il m'est arrivé, sillonnant les Buttes-Chaumont de mon enfance, en visite chez mes parents, de chercher une belle silhouette vêtue d'un manteau rouge. Preuve que vous existiez. Quelle chance a été mienne, de parvenir chez vous, au détour de quelque chemin oublié.

12. Le dimanche 14 mars 2010, 10:35 par Traou

Anne L. je suis très émue de votre message... merci à vous. Je me suis un peu éloignée des Buttes Chaumont maintenant, mais j'y retournerai tout à l'heure puisque c'est encore par là que je vote. Tiens, je mettrai mon manteau rouge, des fois que je vous y croise :-)

Chère Madeleine, disons que j'aime à cuisiner les souvenirs comme d'autres les petits gâteaux (ou les cakes aux fruits confits... on ne sait jamais ce que ça peut donner ;-) )

13. Le mardi 16 mars 2010, 00:01 par Chani

Traou aux fourneaux ... c'est un pur bonheur qui me ramène chez vous.
Impressionnée, comme la pellicule ; ce théâtre de l'enfance résonne fort, c'est aussi le mien.