Je n’aime pas qu’on dise : « les ».
Je veux dire « les », suivi du nom d’une catégorie de personnes, qu’elle soit ethnique, sociale, raciale, professionnelle, sociologique, caractérisée par un âge, des goûts communs, une couleur de peau, une orientation politique, une forme de sexualité, un choix religieux, que sais-je encore. Quand ce nom de catégorie est immédiatement suivi d’un qualificatif ou d’un jugement généraliste traitant ce groupe d’humain comme un tout homogène et sans nuances.
En d’autres termes, je n’aime pas qu’on dise : les vieux sont comme ci, les jeunes sont comme ça, et puis les noirs, les juifs, les musulmans, les bourgeois, les cathos, les bobos, les homos, les riches, les femmes, les mecs, les gauchistes, les… les gens en général et sans particulier, quoi.
La politique du « je mets tout le monde dans le même sac » me gonfle, m’énerve, m’exaspère, me laisse coite, m’interroge aussi.
Je ne crois qu’à l’individu, qu’à la personne, qu’au cœur qui bat dans une poitrine. Toute catégorie humaine comporte son lot de cons et de salauds, c’est un axiome absolu. Non ? On dirait que certains l'oublient souvent.
Je bénis le Ciel d’avoir connu une enfance et un parcours qui m’ont donné ce goût-là de passer par-dessus (ou par en-dessous) les colifichets affichés d’un groupe pour ne m’intéresser qu’à un humain entre tous, pour l’humain qu’il est. Point.
Je bénis le Ciel d’avoir été la cible de ces jugements communautaires, d’en avoir souffert parfois, jusqu’à me jurer à moi-même de ne jamais tomber dans ce travers de juger collectivement un groupe d’individus et celui qui en est issu sans plus chercher à le connaître. Et c’est difficile, on nous éduque comme cela, la famille, la société. Je me surprends moi-même à céder à cette facilité parfois. Alors je m’engueule et j’essaie de corriger le tir. Non je n’ai rien contre « les chinois de Belleville » ou même "les chinois" tout court. Non, juste contre mes voisins du dessus qui m’ont inondé trois fois en six ans et pour qui la notion de « appeler un plombier » se résume à « mettons donc un vieux seau sous ce tuyau percé ». Quelle raison aurais-je d’englober toute une communauté dans cette colère ciblée et de dire « ces gens-là » ?.. Et pourtant, c'est toujours tentant. Et quand j'entends "ploc ploc" dans ma cuisine, je voue aux gémonies plus d'un milliard d'humains pour les quatre qui vivent au-dessus de moi.
Il est dur de ne pas le faire, de ne pas faire passer son rejet ou sa haine d’un individu au(x) groupe(s) au(x)quel(s) il appartient. Et c’est ainsi qu’on peut haïr les juifs, les noirs, les bourgeois ou les cathos pour un qui vous a déplu, spolié, vexé (je crois que la blessure d’amour propre est le plus grand vecteur de haine, d’où celle des imbéciles pour les intelligents…).
Quand j’étais petite, donc, j’étais l’une des rares de l’école de mon village à ne pas être fille d’agriculteurs. Et je ne remercierai jamais assez mes parents de m'avoir laissée dans cette école, de ne pas m'avoir envoyée "à la ville" avant ma sixième. Pourtant, j’étais la fille du « banquier », et d’aucuns appelaient ma maison « le château ». J’ai essuyé parfois des paroles dures pour cela, des regards en coin et des jugements sans appel. J’ai eu des amies pourtant, dans cette enfance campagnarde qui m’a vu galoper avec elles au travers des champs, des fermes et des étables. Oh le bonheur des petits poussins à peine nés, des veaux aux pattes vacillantes tétant leurs mères, de l’odeur du fumier chaud et du foin fraichement coupé. Mes peurs d’enfance étaient celles de la truie énorme qui allaite ses petits et qu’il convient de garder à bonne distance, de l’arbre creux à la branche branlante qui manquait me jeter à terre, du taureau furieux de nos courses dans SON champ qui nous poursuivait de sa colère, d’une robe déchirée par des buissons acérés qu’il faudrait avouer à ma mère.
Marie-Paule, Françoise, Josiane, Jacqueline, Pierrette, toutes mes copines de ce temps-là, où que vous soyez, je garde grâce à vous un souvenir lumineux de cette enfance-là. Qu’est-ce qu’on en avait rien à foutre, nous, quand on construisait des cabanes dans les champs de maïs de savoir ce que gagnaient nos parents respectifs. Il y en a que ça dérangeait plus que nous, et qui ne se privaient pas de le faire savoir. Les cons.
J’ai continué bien au-delà de l’école primaire à choisir mes camarades en fonction d’affinités personnelles et sans tenir compte de leur origine. Je ne comprenais pas, parfois, la gêne que je suscitais, de ne pas ressentir ce décalage social, aussi bien auprès de mes parents (« Que font ses parents ? » était le leitmotiv quand j’annonçais une nouvelle amitié d’école; je m’insurgeais. Cette phrase a fini par devenir un gimmick plutôt drôle entre eux et moi), qu’auprès des parents de mes amis, qui s’inquiétaient de m’accueillir dans un monde différent du mien. Plus tard, quand je me suis retrouvée dans le lycée catho le plus huppé de ma ville d’enfance, je trouvais étranges et bêtes les réactions de certains de mes camarades issus d’un milieu social très privilégié, qui méprisaient ouvertement mes amitiés avec des « inférieurs » à leurs yeux. Je me souviens de mon amie Fred, jolie brunette, intelligente, vive, avec qui j’avais sympathisé dès le jour de la rentrée de seconde, que sa mère, une femme absolument magnifique, élégante et souriante, venait parfois chercher le soir. L’un des copains de mon groupe, pas insensible au charme de Fred, avait été conquis plus encore par le sourire de sa mère, et m’en fit part un jour, ne tarissant pas d’éloges sur la « classe » de cette femme, sa beauté, etc… Il s’enquit de la profession de son mari, ne me crût pas quand je lui dis que le père de Fred était boucher et que sa mère, qui tenait la caisse, venait irrégulièrement chercher sa fille quand elle pouvait s’échapper. Il cessa ce jour-là de s’intéresser à Fred et de venir saluer cérémonieusement sa mère à la sortie de l’école. Celui-là peut être inclus dans la catégorie des cons. La plus vaste de toutes les ethnies mondialement recensées. En font partie aussi, par ailleurs, tout ceux qui nous regardaient juste comme les élèves de cette école, et donc des "fils de bourgeois", collectivement jugés comme détestables. Au nom de quoi ? Je n'ai jamais compris cela. Je refuse de le comprendre. Et je m'engueulais tout autant avec mes copains et copines du village, plutôt baba-cools, eux (nous étions à la fin des années 70), qui méprisaient tout aussi copieusement mes amis BCBG. J'étais parfois en porte-à-faux avec tout le monde. Pas très confortable.
Quand je suis arrivée dans ma fac de ciné, sortant tout juste de cette école huppée-catho, j’ai débarqué avec les attributs normaux du milieu bourgeois dont je venais. Je n’ai pas réalisé tout de suite que je ne passais pas inaperçue dans la fac gaucho que je fréquentais alors à Paris, avec ma tresse sage, mes jupes écossaises et mon loden vert. En fac de ciné ! Certains m’ont immédiatement détestée, à cause de cela et sans m’avoir jamais adressé la parole. Catégorie des cons, eux aussi. J’ai noué des amitiés avec ceux qui m’ont acceptée en dépit de cela (et puis j’ai peu à peu remplacé mon look « Neuilly-Auteuil-Passy » par un autre plus passepartout dans ce milieu… tiens donc, certains d’avant m’ont trouvée alors plus intéressante… enveloppe plus importante que le contenu, faut croire, pour beaucoup).
Plus tard, sans doute mes parents auraient-ils préféré un autre « gendre » que mon chauffeur de taxi marocain, fort éloigné de leur conception du parti idéal, que j’ai aimé sans me préoccuper de nos différences d’origine et de culture. Il m’a avoué plus tard en avoir été plus gêné que moi parfois. Et j’ai continué, je continue encore à choisir mes amis, mes amants, mes amours, en fonction du plaisir que leur présence me procure, de l’enrichissement qu’ils m’apportent, des rires et des goûts que nous partageons, sans tenir compte le moins du monde de leurs revenus mensuels, leurs opinions politiques, leur orientation sexuelle. Peu me chaut, mes amis.
C’est pour cela sans doute que l’engagement politique m’est assez étranger et que le mien est pour le moins flou. S’engager politiquement signifie le plus souvent des opinions tranchées, et un refus de ceux d’en-face que j’ai du mal à pratiquer. Rien que dans ma famille, il y a des votants Sarkozy, d’autres chez les Verts, un ou deux centristes tendance Bayrou, des socialistes et même un royaliste (pas partisan de Ségolène, un royaliste à l’ancienne, si, si…). Qu’est-ce que vous voulez que je fasse avec ça ? Détester en bloc ou en particulier certains de ceux-là ? Non, je m’en fous, j’avoue. D’aucuns me trouveront peut-être inadmissiblement « tiède ». C’est possible. J’ai une sainte horreur de l'homme Sarko, mais je crois très sincèrement qu’il y a sûrement des sarkozystes sympas et de valeur. Je me refuse au manichéisme primaire qui consiste à rejeter un clan dans son ensemble.
De même, épargnez-moi les tartes à la crème en vogue style « anti-bobo » : j’en connais plein des bobos, si ça se trouve, j’en suis une aux yeux de certains, d’ailleurs. J’habite Belleville, je bosse dans le ciné… Il y en a des très cons, je vous l’accorde, d’autres sont des humains de valeur, vraiment. Les généralisations bêtasses, à leur sujet comme au sujet des « bourgeois » ou toute autre catégorie - que j’ai été jugée comme en faisant partie ou non, d’ailleurs- me saoûlent carrément. (il se trouve juste que j’ai souvent été – sévèrement – cataloguée dans l’une ou l’autre de ces catégories, alors je connais la virulence méprisante de leurs détracteurs).
De la même façon, je me fous que vous soyez athée, catho, mulsuman, juif pratiquant ou partisan de toute autre église ou congrégation, tant que vous ne faites pas de prosélytisme envahissant ou que vous ne prétendez pas détenir LA vérité, que ce soit dans la conviction ou le refus de Dieu et que vous n'essayez pas de démontrer à quiconque qu'il a tort de penser ce qu'il pense. J’ai le plus profond respect pour toute conviction, tant qu’elle s’exerce librement et sans « intégrisme », toute véhémence à démontrer une conviction de quelque nature que ce soit, m'apparaissant aussi suspecte qu'envahissante (ne pas confondre véhémence et passion, cependant, j'ai toute indulgence pour la deuxième). Mes convictions à moi - spirituelles plus que religieuses en ce qui me concerne - peuvent apparaître étranges à d’aucuns, je ne les impose à quiconque et j’aime assez fréquenter ceux qui en professent d’autres que moi, avec tolérance, ils me font avancer. J’espère que certains peuvent en dire autant de moi, tout simplement.
Je suis particulièrement heureuse d'avoir trouvé cet échange tolérant et riche sur les blogs. Sans se connaître, juste par les mots de chacun, on se rencontre, on se comprend, on s'écoute, sans préjuger de quiconque sur une apparence physique, l'appartenance supposée à un groupe. On se retrouve sur des affinités ou au contraire sur des différences qu'on explore avec curiosité. Je ne dirai jamais assez le bonheur de rencontrer par ce biais des inconnus intimes que je n'aurais jamais pu croiser dans la vie "réelle", si loins de moi, géographiquement, professionnellement, ou de par leurs préoccupations quotidiennes, et pourtant ici, nos chemins parviennent à se croiser. J'en espère encore beaucoup d'autres, même si j'écris moins. Je garderai ce fil, aussi ténu qu'il soit, pour ces rencontres-là, sans préjugés, juste de l'espoir. Et du plaisir.