Cœurs à l’amble

(titre inspiré du magnifique « Nous dormirons ensemble » d’Aragon-Ferrat)

(et après relecture de ce qui suit : attention billet-bazar : j'écris parfois comme je tirerais un fil d'une pelote emmêlée, pour essayer de mettre moi-même de l'ordre dans des pensées en bataille, ma façon à moi d'essayer d'y voir un peu plus clair, je ne sais si je suis très claire moi-même ?)

Quand j’ai commencé à m’exprimer dans mon petit bout de Toile, j’ai tout d’abord eu peur de l’intime. Mon éducation m’avait appris à garder mes émotions secrètes, mes chagrins policés, à me méfier de l’indécente exubérance en toute chose. On m’avait inculqué la réserve et le silence, à taire sans faillir mes histoires par trop personnelles et mes sentiments profonds. A mes oreilles s’égrenait la litanie à apprendre de tout cœur du mystère voué à l’impudeur. Et tout était impudique, ou presque. Rien de ce qui m’était frisson – de joie forte, de peur, de pleur ou d’amour - ne regardait personne d’autre que moi-même.

C’était faux.

J’ai découvert grâce à la lecture d'abord, à l’écriture ensuite, plus intensément encore, qu’au contraire l’intime est universel, intemporel, commun à l’humanité toute entière. Mon intime à moi aussi, oui. Et cette découverte se confirme de plus en plus au fur et à mesure que les années passent et les échanges avec autrui se renforcent.

J’ai été fort surprise en affichant ici des chagrins qui m’apparaissaient infiniment personnels, de découvrir que ce sont eux qui rapprochaient le plus de moi les lecteurs de passage ou confirmés. C’est en exprimant mes perceptions les plus intimes de la vie, mes sentiments les plus profonds, que j’ai connu le plus grand partage, la résonance la plus vive avec autrui. Ce sont les émotions des autres livrées sans pudeur inutile qui m’ont le plus remuée, touchée, bouleversée, et au bout du compte, révélée à moi-même, par le partage ou la découverte de celles-là.

Il y a un diapason en chacun de nous qui vibre identiquement. Il y a un fil ténu et invincible qui nous relie les uns aux autres et qui passe par le plus profond de notre cœur. Les plus intenses de nos émotions, même si elles nous apparaissent les plus personnelles : nos souffrances, nos deuils, la joie, l’Amour, sont le dénominateur commun à tout humain, présent, passé ou à venir. Nous ne sommes ni les premiers ni les derniers à les vivre semblablement. C’est parfois dur à envisager, car il s’agit ainsi de ne plus penser son nombril comme le seul à souffrir ou à aimer, d’autres l’ont expérimenté avant lui pareillement, et oui. Manque de bol pour ceux qui aiment à s’imaginer plus de chagrin que les autres, espoir immense pour ceux qui font des pieds et des mains pour en sortir, il devient d’un seul coup plus relatif, ce chagrin-là, énorme la seconde d’avant… essayez pour voir

Je ne comprenais pas tout à fait, j'avoue, les paroles d'Etty Hillesum, mon amie si chère, quand elle disait vivre à l'unisson de l'humanité toute entière, passée et présente, et "avoir tout vécu". J’appréhende (un tout petit peu) mieux aujourd'hui l'immensité de cette perception, qu'il m'arrive de ressentir un peu moi-même aujourd'hui, mais de façon tellement indéfinissable.

J’ai lu ces jours derniers le journal d'Hélène Berr, sur la recommandation de Telle (au défunt blog regretté). Et je retrouve dans ses mots les mots d'Etty, l'une à Paris, l'autre à Amsterdam, partageant un destin commun à des millions d'humains de ce temps et se retrouvant par delà les terres et l’époque liées par ce fil d'or qui les a menées aussi jusqu’à nous.

Oui, la souffrance de ceux qui nous ont précédé résonne en nous et en ceux qui nous suivront même si on ne lui donnera ni visage ni nom, juste une connaissance, au fond de soi, collective.

Et l’amour naissant d’Hélène est le même que celui de toute jeune fille au cœur ému pour la première fois, le mien, celui de ma mère, de ma grand-mère avant moi, et d’autres mères et grand-mères que les miennes, chaine sans fin de femmes amoureuses puis mères à leur tour. Sauf Hélène et Etty qui n’ont pas vécu, sauf moi et d’autres qui n’avons pas enfanté. Mais peu importe au fond. D’autres ont porté des enfants dont je ressens le poids et la grâce autour de moi, en moi. Etty a transmis sa force à d’autres de par le monde, par sa présence, par sa mort et ses mots. Les deuils ont renforcé ma vie et celles d’autres avant et après moi, par la transmission d’un savoir secret que je m’explique mal, offert par les générations d’avant à celles du futur, impalpable et essentiel, un souffle de vie moquant l’espace et le temps, abolis, ridicules.

Oui, nos cœurs battent à l’amble et sont plus forts, toujours. De le savoir, le mien s’apaise et se réjouit. Je ne suis jamais seule au rythme des battements de milliards d’autres, un peu miens, un peu nôtres, sang commun filant dans des veines jointes ?

Je me sens maille infime d’un immense tricot. Minuscule et essentielle. Si une petite maille manque, trou il y a dans le tout irrémédiablement abimé. La petite maille que je suis vit les tensions et les relâchements du tricot tout entier, participe au dessin – au dessein – de l’ensemble entrelacé, inextricable, indispensable.

Je me sens goutte d’une vague immense, elle-même vague parmi d’autres d’un océan sans limites. Je suis une goutte, et la vague aussi, et l’océan bien sûr. Ma petite tête de goutte-maille est parfois toute retournée de tant d’immensité.

Et je l’avoue, parfois, ça ne m’arrange pas bien, c’t’histoire… C’est vrai quoi, être indissolublement liée au connard du bureau du fond, ou au facho du palier du 4è, ou au violent-ci, à la méprisante-là, vraiment, ça ne me fait pas DU TOUT plaisir. Mais je commence à prendre conscience qu’ils font partie de moi aussi, comme les témoins du chemin que nous avons à parcourir collectivement.

Parce que chaque pas que nous faisons individuellement fait avancer l’ensemble, chaque progrès en tous domaines d’un individu solitaire fait progresser l’humanité, chaque virtuose en sa spécialité donne un challenge supplémentaire à ceux qui lui succèdent. Qui iront plus loin, toujours. Quelle responsabilité. Quelle beauté…

Je ne sais en quel domaine doivent s’exercer mes progrès. Je me sens parfois maladroite à avancer même un pied devant l’autre sur mon petit chemin cahotique. Et mes colères contre les cons (du moins ceux que j’envisage comme tels, on est toujours le con de quelqu'un) me freinent sur le chemin de la croissance, sans doute, la mienne et celle du tout dont je suis une parcelle. Le pire c’est que je les aime bien mes colères… A l’amble d’autres colères venues de plus loin que moi ? Il suffit peut-être que je mette l’intensité de celles-ci au service du cœur, plutôt. (j’ai du boulot, mais une vague idée de l’immensité de la tâche, c’est déjà ça).

PS : Suite à quelques demandes par mail : oui, une avalanche de spams sur d'anciens billets m'a amenée à couper les commentaires sur tous ceux vieux de plus de 30 jours... cela devrait m'inciter à écrire au moins un billet par mois, enfin je m'avance peut-être... Sinon, vous pouvez toujours aller sur la page "Contact" si vous avez un truc à me dire (gentil de préférence, à chaque campagne de pub Invicta, je me prends immanquablement une lettre d'insultes, je les publierai un jour, c'est drôle... les bons jours)

Commentaires

1. Le mercredi 14 avril 2010, 14:41 par cledsol

Merci Traou...
Pour tous tes billets.
J'ai toujours aimé savoir que nous faisons partie d'une unité... même si c'est vrai que des fois c'est difficile d'en avoir conscience :D
rien que pour ça, j'aime le monde. Et j'ai encore plus envie d'aimer ^^
:)

2. Le mercredi 14 avril 2010, 15:12 par Anne

Je l'ai ressenti particulièrement fort à la naissance de ma fille, et parfois ce sentiment me frappe. Etre un maillon de la chaîne, une maille du tricot...

Et si cela ne nous fait pas oublier nos singularités, colères comprises, ça fait une sorte de chaleur que de se savoir à l'unisson d'un énorme coeur qui battrait, oui.

3. Le mercredi 14 avril 2010, 19:53 par Pierre

Alors là, Traou, je te tire mon chapeau : vraiment un très très beau billet, que j'apprécie beaucoup. Je me sens très proche de ta perception des choses et je me réjouis que tu aies écris tout cela ainsi.

Merci :o)

4. Le mercredi 14 avril 2010, 20:31 par telle

Quand on parle en vérité, on touche à la vérité de l'autre.

L'amble, c'est une démarche pas tout à fait naturelle, un brin forcée, mais somptueuse et souveraine. Elle va bien à ton billet, dont, comme Pierre, je me réjouis très intimement.

Et tu sais, ce livre... comment ne pas l'aimer ? (mais s'agit-il de l'aimer ?)(c'est Hélène que nous aimons à travers lui, non ?)

5. Le jeudi 15 avril 2010, 10:59 par luciole

J'ai pris conscience, il n'y a pas si longtemps que tout mon travail d'actrice, de metteur en scène et d'auteur était habité par cela. Dévoiler l'intime pour atteindre l'universel. C'est une de mes convictions profondes, depuis longtemps bien que je n'ai pas toujours su le formuler. Ce côté "tous frères, tous différents". et je crois aussi profondément, que c'est en touchant la corde de l'intime qu'on peut amener les réflexions les plus profondes. C'est parce que l'écho est parfois si puissant en nous que nous sortons d'un livre, d'un film, d'une pièce, différents et même meilleur, je crois. Pas simplement parce que notre solitude est brisée dans cette fraternité, mais aussi parce que dans cet écho résonne, s'ouvre et se découvre le chemin pas encore parcouru.

6. Le jeudi 15 avril 2010, 12:51 par Pablo

J'admirerai tojours ton Optimisme (je le mets en majuscules parce que c'est une sorte de catégorie, presque un absolu) et cette Foi en l'humanité que tu exprimes de cette façon si attachante, si envoûtante. Et bien que je comprenne assez bien, je crois, ce que tu veux dire (et tes arguments et tes émotions), je ne sais pas si j'arriverai un jour à y croire, moi aussi. Je ne suis même pas capable d'imaginer comment serait pour moi un monde meilleur : une autre Optimiste irréductible comme Luciole – dont j'aime beaucoup le commentaire et les nuances qu'elle y apporte – avait proposé l'année dernière de le faire, d'imaginer un monde meilleur, mais je n'y suis pas parvenu malgré mes efforts (et malgré que j'y pense toujours souvent). Je reste sceptique et pessimiste et crois-moi, c'est malgré moi et malgré mon envie d'adhérer à cette ébauche de "théorie" du progrès et de l'harmonie de l'espèce humaine que tu nous livres ici, que je trouve pourtant belle et même vraisemblable (un progrès et une harmonie dont je peux des fois, quand même, entrevoir des lointaines lueurs...) mais de laquelle me sépare une sorte de mur, une barrière, ou seulement s'agit-il peut-être d'une simple incapacité personnelle ?

7. Le jeudi 15 avril 2010, 16:17 par Patrick

Une indicible douceur de l'air que je respire... je n'ai pas d'autre expression pour te dire mes sentiments de lecteur. Oui, un billet par mois ne serait sans doute pas de trop ;-)

8. Le jeudi 15 avril 2010, 17:50 par valclair

Ah tu n'écris pas bien souvent, chère Traou, mais quand tu le fais ça vaut vraiment la peine.
C'est un magnifique billet que tu nous as donné là!

Quant à Hélène Berr moi aussi lorsque je l'ai lue j'ai immédiatement pensé à Etty. Mais j'ai eu un ressenti très différent à la lecture que j'ai essayé d'exprimer dans le billet que je lui ai consacré. La lumière intérieure d'Etty est si forte et si persistante qu'elle passe par delà toute les horreurs, alors que chez Hélène on ressent une terrible désespérance. Ce qui n'est pas l'amoindrir, les réactions comme celles d'Hélène sont d'une certaine façon plus humaines, au sens de plus largement partagées, que celles d'Etty.

Porte-toi bien Traou en attendant le prochain billet où peut-être tu viendras nous faire rire avec les galéjades d'Invicta and co!

9. Le jeudi 15 avril 2010, 20:23 par Fajua

Tu me redonnes envie, Traou ;)

10. Le jeudi 15 avril 2010, 21:10 par oïnkari

Une maille à l'endroit, une maille à l'envers, comme quand on apprenait le tricot........
Il y a des jours où non seulement je me sens faire partie du monde mais j'ai l'impression que je l'absorbe et je le restitue par tous les atomes dont je suis constituée. Et d'autres jours où je déteste tellement les hommes et le monde que je voudrais être seule sur terre et pouvoir inviter seulement qui me plaît.
Et ma vie est juste au milieu de tout cela.
Bisous

11. Le samedi 24 avril 2010, 03:11 par sprite

Je trouve ce billet magnifique, surtout deux des paragraphes de la fin qui resument tres fortement ce que j'ai souvent ressenti, mais ne serait pas parvenu a exprimer si clairement.

Quelquefois nous devons nous detacher, nous donner l'illusion de nous couper de ceux qui nous entravent ou nous tirent par le fond (ce que j'ai du faire avec ma famille) pour continuer d'avancer. Pas evident.

12. Le mardi 27 avril 2010, 08:42 par gildadesiles

Encore un très joli billet qui ensoleille ma matinée. Toujours un plaisir de te lire.

NB : chaque fois qu'au détour du métro parisien je crois une pub "Invicta" je pense toujours à ces charmants posts de ton blog et cela ensoleille ma journée.
Continue à nous charmer de tes mots.....