« J’en ai tant vu qui s’en allèrent »

Mes parents n’écoutaient pas ou rarement de musique. Ma mère du violoncelle, exclusivement, instrument superbe qui arrive à me flanquer encore aujourd’hui des cafards noirs, souvenirs de résonances dans la grande maison où je préférais d’autres sons, d’autres rythmes à mon adolescence… Mon père, rien : la musique, toute musique était du « zinzin » et nos disques vinyles l’exaspéraient. Ah si, parfois, il trouvait quelque chose de joli, à dose infinitésimale… les Beatles, je crois, trouvaient un peu grâce à ses oreilles.

C’est ma sœur (Moyenne Sœur) qui faisait entrer dans la maison les sons du monde, les notes à peine tolérées. Grâce à elle j’ai fait connaissance, j’avais 10 ans, 12 ans, puis 14, de chanteurs à textes et à voix particulières, qui ouvraient mes yeux d’enfant puis d’adolescente sur des mondes inconnus, bien loin du mien préservé. Je ne connaissais pas encore l’amour, non plus.

Leny Escudero, François Béranger, Frederik Mey, Graeme Allwright et Leonard Cohen. Et puis Brel et Maxime Le Forestier première époque, Cat Stevens et les quatre scarabées. Aussi Julien Clerc et Marie Laforêt, si gaie.

Un jour, pour toujours, une voix chaude derrière une moustache batailleuse. J’écoutais « Nuits et Brouillards », en boucle, à genoux devant le tourne-disques des années 50, couplé à la belle radio lumineuse en bois verni et boutons de bakélite, qui avaient atterris dans ma chambre par la bizarrerie des attributions de meubles familiaux. Je posais une pièce de 5 francs sur le saphir sautillant pour qu’il se tienne tranquille et laboure sans faillir les sillons enchantés, au grand dam de ma sœur qui renâclait parfois à me prêter les précieuses galettes vite abimées de ce traitement barbare.

Un jour, un jour, un album précieux comme le vieil or de sa pochette où Ferrat m’offrait Aragon, première conscience que les mots pouvaient être trésors. J’écoutais Robert le Diable et l’amour d’Elsa, et ce qui perlait à mes yeux était l’eau de mon cœur, jeune et bouleversé de sentiments inconnus, de tonnerres adultes qui remuaient des émotions intimes encore profondément cachées en moi. Est-ce ainsi que l’on grandit ?

Cette voix-là ne se taira jamais en moi. La moustache, le beau sourire, la voix de Ferrat m’accompagneront ma vie durant. Il m’a donné mes toutes premières poésies. Cette chanson-là est de celle dont les paroles viennent à mes pensées sans que je les y force , quotidiennement, pour rien, pour un geste ou un mot de quelqu'un, parce que ses échos désespérés s'accordent à la vie sous nos yeux, souvent.


Ferrat chante Aragon - "J'entends, j'entends"

Commentaires

1. Le mardi 16 mars 2010, 08:22 par Coumarine

Oui Jean Ferrat fut le meilleur troubadour d'Aragon...
C'est lui qui m'a fait connaître et aimer ce poète..
Merci pour ces extraits

2. Le mardi 16 mars 2010, 13:27 par Anne

Ah ! la pochette "en or" du 33 tours de Ferrat chantant Aragon, tous les trésors contenus. J'ai gardé tous ces disques, même si je n'ai plus les appareils pour les faire tourner.

3. Le mardi 16 mars 2010, 15:41 par Fauvette

Je crois qu'il a fait "rentrer" la poésie dans toutes les maisons, mine de rien.

Depuis samedi, j'ai sa voix dans la tête, je me surprends à chantonner des airs que j'avais presqu'oubliés...

4. Le mardi 16 mars 2010, 18:34 par samantdi

Moi aussi j'ai sa voix dans la tête depuis samedi et je suis heureuse de trouver sa trace chez mes blogocopines, de savoir qu"on partage ces souvenirs ensemble.

5. Le mercredi 17 mars 2010, 07:25 par Valérie de Haute Savoie

Et moi j'étais toute étonnée de pouvoir encore, sans faillir, chanter Potemkine que j'ai retrouvé chez Samantdi, Nuits et brouillards, et réalisé que non ce n'était pas La femme est l'avenir de l'homme qui énervait tant ma mère, mais plutôt Une femme honnête :D

Chez nous le classique régnait en maître avec le jazz en fond, mais Jean Ferrat je l'aimais, je le trouvais si beau :)

6. Le vendredi 19 mars 2010, 10:00 par Jeff

Pourquoi m'émeus tu tant à chaque fois que je te lis?
Je n'ai jamais été capable de mémoriser les textes de chansons, une exception, j'ai "toujours" connu "La Montagne", et puis "Nuit et Brouillard" qui me bouleverse à chaque fois que je l'entends !
Une anecdote, quand je suis devenu accompagnateur en montagne, j'ai fais ma première saison estivale à l'UC.A de Saint-Véran (Queyras), un collègue avait l'intégrale de Ferrat, en 33 tours, on débutait l'animation des soirées dansantes avec Ferrat, jusqu'à se faire jeter, mais nous étions heureux !!!