Sens essentiels

J’ai toujours été sauvée par la beauté des choses. Et le plaisir des sens.

Je crois qu’au plus profond de mes chagrins, j’ai toujours gardé un espace pour déguster un verre de vin consolant, en humer les arômes, en admirer la robe et le palais. Au cœur de la plus insupportable de mes souffrances, j’ai réussi à l’oublier au moins quelques secondes au gré d’un fromage odorant partagé avec amitié. J’ai parfois séché des larmes trop amères aux effluves d’une viande tendre aux épices virevoltantes, ou d’une pâte chocolatée à cœur ravissant mes papilles, pourtant enchagrinées la seconde d’avant.

Il m’a été donné de trouver une parcelle de beauté en toute chose, un ange gardien bien avisé veillant à ce qu’apparaissent devant mes yeux-fontaine une goutte de rosée irisée, des pétales en corolle aux couleurs délicates, un ciel mouvant, un fruit mûr à cueillir et à goûter les pieds dans l’herbe, toutes choses admirables comme un vent tiède venant sécher les larmes versées sur une vie parfois difficile à suivre.

J’aime à croire que ceux qui me veillent, invisibles à mes côtés mais que je sens si proches parfois, aiment à placer sur mon chemin des jalons de plaisir, des bribes de beau, comme des nœuds placés sur la corde de ma vie pour me faciliter son ascension (ou sa descente, c’est selon).

Certains s’aident peut-être à vivre par l’argent, le pouvoir, le succès, d’autres par la fête et le bruit, ou la retraite et le silence, que sais-je. J’ai besoin moi, pour avancer, de frissons de plaisir sur ma peau plongeant dans une mer fraiche ou sous la caresse de mains douces, d’odeurs, de parfums, de volutes enivrantes ou chaudes pour me mettre l’eau à la bouche, de couleurs pastels ou explosives et de nature en floraison devant mes yeux émerveillés, de sons subtils et de musiques poignantes pour émouvoir mes oreilles, de saveurs fondantes et renouvelées pour me mettre d’humeur à rire et à vivre.

Combien de fois me suis-je consolée d’un ciel rose du soir ou d’une nuée d’étoiles, d’une odeur d’herbe coupée ou d’une giboulée parfumée de printemps. De combien de chagrins suis-je venue à bout à l’aide du tintement d’un verre contre un autre, de la première gorgée d’or liquide rafraichissant mon palais ravi de l’amitié et du vin partagé, un zinc frais sous mon coude.

Je mourrais de ne plus sentir, ressentir, entendre mon cœur battre au rythme d’un émerveillement passager, d’un rien, d’un souffle d’air, du vol d’un oiseau, de la courbe d’un corps émouvant, d’un fruit rebondi, de l’ombre d’un arbre accueillant, de la nacre d’un coquillage, du dessin mouvant d’une écume de vague, de tout ce qui bouge, de tout ce qui vit et meurt, de toute cette nature éphémère et changeante d’où je viens, où je retournerai.

Il n’entendrait jamais plus mon rire, ne verrait jamais pétiller mes yeux, celui qui me priverait du goût d’une framboise ou d’un grain de chocolat, de ma première gorgée de café du matin qui me rend à la vie savourée par son amertume brûlante et bienvenue.

Quand j’étais enfant, j’aimais la messe familiale du dimanche matin à cause des volutes parfumées de l’encens, du son de l’orgue, de la lumière multicolore du soleil jouant dans les vitraux, et par-dessus tout pour l’odeur de poulet rôti ou de gigot grillé qui régnait dans la maison quand nous en revenions, plaisir annoncé.

Je suis tombée amoureuse pour la première fois d’un garçon qui me faisait rire, mais je l’ai aimé plus que tout pour son odeur mâle et la saveur salée de sa peau.

Je crois que je respire les gens que j’aime autant que je les regarde. Si je pouvais goûter un inconnu, je me laisserais aller à laper sa peau discrètement pour voir s’il peut m’être sympathique.

Je crois qu’au plus profond du plus noir des désespoirs, au bord du gouffre, je pourrais être retenue de sauter par une odeur mouillée de printemps, le fauve insensé d’une feuille d’automne en vol fou.

Commentaires

1. Le samedi 20 février 2010, 13:24 par luciole

Ce texte est un des plus beaux que tu aies écrits, en tout cas il me touche infiniment. Je m'y reconnais mais je n'aurais su le dire comme tu l'a fait. Merci.

2. Le samedi 20 février 2010, 21:38 par tina

Magnifiqe, magnifique texte...

3. Le dimanche 21 février 2010, 08:52 par Valérie de Haute Savoie

Ô combien tes mots me parlent ! J'ai aussi le nez fureteur, et suis démunie lorsqu'un rhume me retire l'odorat.

4. Le dimanche 21 février 2010, 09:01 par Jeff

Les larmes aux yeux, une fois de plus...

5. Le dimanche 21 février 2010, 17:55 par Pablo

Hier soir à la télé un reportage m'apprenait qu'un des signes avant-coureurs des maladies dégénératives du cerveau (ou peut-être pourrait-on dire plutôt : de la dégénerescence de l'âme ?) est la perte de l'odorat. Je crois que c'est dans la mémoire des sens où réside la vraie mémoire (celle affective et intelectuelle aussi) ; en te lisant, on se rend compte qu'en fait, c'est dans cette mémoire où réside (aussi) le vrai bonheur.

6. Le lundi 22 février 2010, 07:42 par Anne

Belle vivante, va.

7. Le mardi 23 février 2010, 12:11 par Madeleine

J'aime ta gourmandise. Je m'y reconnais !

8. Le mardi 23 février 2010, 16:54 par Fauvette

Dans les oubliettes mon com d'hier !
Bon je reviendrai demain le réécrire !

9. Le lundi 1 mars 2010, 17:31 par Agaagla

texte absolument superbe

... et salutaire aussi :-)

un ami m'avait dit, dans une période de grands bouleversements intimes et profonds, de m'en remettre à mes sens - alors que je butais tournais en rond élucubrais à chercher le sens

10. Le lundi 1 mars 2010, 21:29 par telle

Sensuelle Traou...

11. Le samedi 6 mars 2010, 19:09 par Moukmouk

très beau... et c'est ce que je tente de dire, la Beauté du Monde nous traverse, on peut l'accepter et toutes nos peines sont balayées par la vague de l'intensité de la vie, ou peut la nier et se noyer dans ses larmes.