Sophie

J’ai déjà dit ici l’aversion que je ressens pour les réseaux dits « sociaux », FaceTruc et consorts. Pourtant je reconnais que FaceMachin m’a fait l'autre jour un très beau cadeau, et que je suis rentrée chez moi ensuite toute remuée de cette émotion inattendue.

J’avoue avoir créé une fiche lambda sur FaceBidule, à la seule fin d’aller parfois – rarissimement - y chercher la bobine de quelqu’un avec qui je suis en contact professionnel, ce que j’ai fait il y a quelques jours au bureau. Et puis, de fil en aiguille, ayant retrouvé à grand peine mes coordonnées d’accès à FaceMmmm, je m’y suis attardée et suis allée visiter quelques pages et cherché de qui je pourrais bien avoir envie d’avoir des nouvelles dans mes connaissances perdues de vue. Et j’ai atterri – par une chance extrême – sur la page de Sophie.

Sophie, c’est mon amie d’enfance. On s’est connues bébés ou presque. Nous avons partagé nos années de maternelle. Deux maisons séparaient nos maisons et même petites nous avions le droit de nous rendre l’une chez l’autre, un parent attentif surveillant que nous ne quittions pas le trottoir.

Elle était arrivée petite dernière d’une fratrie où la précédaient trois grands frères casse-cous. J’étais la troisième de quatre filles sages. Chez elle régnait un joyeux capharnaüm qui m’émerveillait, où je me sentais maladroite et empruntée, et j’en voulais un peu à mes parents d’être si rigides comparés aux siens. Sa mère, si belle et rieuse, n’était jamais une intruse dans nos jeux, dans mon souvenir, et nous laissait faire mille bêtises inimaginables chez moi : je me souviens d’une après-midi crêpes qui avait totalement dégénéré, chacune imaginant la crêpe la plus immonde à déguster. Et sa mère riait aux éclats avec nous devant nos mélanges camembert/banane, sans s’offusquer le moins du monde.

Chez elle, dans ces années soixante-dix, on écoutait du rock à pleine puissance sur la chaine ultra perfectionnée du salon familial, quand la musique, toute musique, était considérée comme du « zinzin » par mon père, qui en tolérait à peine l’écoute, recluses dans nos chambres.

Avec Sophie, j’ai vécu les cours de danse du mercredi après-midi et les premières cigarettes chipées à ses frères et crapotées en toussant au fond du jardin, les courses dans la campagne et les constructions de cabanes dans les champs de maïs. J’ai connu les premières boums où je faisais tapisserie pendant qu’elle collectionnait les soupirants. Ensemble nous découvrions la féminité, elle entourée de garçons dans une famille où la parole était permise, moi entourée de filles dans un univers silencieux : mes premières règles auraient sûrement été une grande surprise si elles ne m’avaient été expliquées à l’extérieur de chez moi… Petites filles curieuses, nous regardions à la volée, éberluées, l’anatomie exacerbée des filles des « Play Boy » qui trônaient sans se cacher dans les chambres de ses frères, observant nos propres corps qui changeaient sans nous paraître devoir jamais ressembler à celles-là…

Les années de lycée nous ont un peu séparées, nos amis respectifs s’accordant mal de nos styles différents, elle baba-cool, moi BCBG. Nous continuions à nous croiser, différentes mais liées par une enfance commune, des secrets partagés, une mutuelle tendresse, je crois. Et puis ses parents ont divorcé, la maison deux maisons plus loin a été vendue, elle est partie vivre dans la ville d’à-côté, pas très loin mais nous n’étions plus les amies d’avant, déjà un peu éloignées même quand il n'y avait encore que quelques mètres seulement de trottoir entre nous. Je suis partie étudier le cinéma à Paris.

La dernière fois que je l’ai vue, nous avions 20 ans. J’étais de passage chez mes parents pour un week-end, des vacances peut-être. Le téléphone a sonné. "Sophie pour toi", a dit Maman. Sophie a dit « Je voudrais te présenter ma fille. », et j’ai failli tomber par terre : j’ignorais même qu’elle était enceinte.

Je la revois dans le salon de notre maison, avec ce tout petit bébé que je n’osais toucher, incrédule, et Sophie aux yeux pleins d’amour nouveau pour le trésor gigotant, qui m’expliquait avec les mots de notre enfance que c’était rigolo d’être enceinte parce qu’on ne voyait pas ses pieds. Je me souviens de cette phrase-là et de notre rire retrouvé.

J’ai eu des nouvelles de Sophie 15 ans plus tard, elle s’était installée sur une île paradisiaque à l’autre bout de la terre et le trésor avait eu deux petites sœurs.

C’est ce bébé, qui a aujourd’hui presque 26 ans, qui m’a permis de la retrouver. Elle avait donné à sa première fille un nom ancien et inusité dont je me suis toujours rappelé, accolé superbement au nom italien de son papa. Un nom unique et beau, gravé dans ma mémoire, que j’ai tapoté sur FaceB… et qui m’a conduite à des albums photos pleins d’émotions.

Sophie ressemble aujourd’hui à celle que je l’imaginais devenir : belle et libre. Ou en tous cas c’est que les photos m’ont raconté. Elle habite toujours sur son île, ses yeux sont encore plus verts et elle a un tatouage sur l’épaule gauche. Là, dans ce décor de soleil et de mer turquoise, j’ai retrouvé le sourire de la petite fille qui partageait mes jeux dans notre campagne bretonne. Mon amie si chère.

Je ne sais si Sophie garde de moi un souvenir aussi vif que celui que j’ai d’elle. J’ai toujours eu l’impression que notre relation était déséquilibrée, qu’elle m’apportait beaucoup plus à moi qu’à elle.

D’elle, aussi délurée que j’étais raisonnable, j’ai appris qu’il convenait de ne pas l’être trop. Elle m’a offert une fenêtre ouverte dans mon enfance un peu trop régulée, un petit vent de folie possible, qu’on pouvait rêver, et choisir. La part de liberté qu’il y a en moi, je crois bien que c’est grâce à elle qu’elle a pu grandir et se développer parce que c’est au cours de nos courses d’enfants pas sages qu’elle en a semé la graine vivace. Parce que j’ai vécu à ses côtés les années où l’on se forge, où l’on apprend à devenir soi, et que son regard vert, ses refus et nos rires partagés ont immensément compté sur ce chemin-là. J’ai eu depuis d’autres amitiés, plus longues, plus abouties, plus adultes, infiniment précieuses et encore présentes à mes côtés, mais celle-là, la toute première, a le goût des apprentissages dont on fait le ciment pour sa vie. Toute sa vie.

Je lui ai envoyé un petit mot sur FesseBouc, pour lui dire que j’étais émue de l’avoir retrouvée là, que je serais heureuse de savoir si elle est heureuse, ce que je souhaite de tout mon cœur. Je lui ai donné le lien vers ce blog. Peut-être lira-t-elle ceci, peut-être pas. Peu importe, je suis heureuse d’avoir parlé d’elle ici, comme une sorte de merci indicible.

Commentaires

1. Le lundi 14 décembre 2009, 18:26 par Pierre

Belle histoire, émouvante et superbement racontée. J'aime beaucoup ce que tu dis des apports d'une amitié dont, sans doute, tu n'as mesuré la singularité qu'avec le temps.

2. Le lundi 14 décembre 2009, 19:59 par Moukmouk

C'est bon de sentir la puissance de cette amitié qui a su traverser le temps. Ça monte en moi avec une petite larme, mais spagrave, l'intensité est délicieuse.

3. Le lundi 14 décembre 2009, 20:13 par telle

Elle est belle ton analyse de tout ce qui vous éloignait et qui vous a malgré tout permis de vous rejoindre, presque au milieu du trottoir. J'aime beaucoup ce que tu dis d'elle, de toi, de ce qu'elle t'a apporté. J'espère qu'elle lira ces mots.

Je t'embrasse.

4. Le lundi 14 décembre 2009, 20:36 par Madeleine

Tu t'es donné le mot avec Samantdi pour raconter toi aussi, une si belle histoire d'amitié ?!

5. Le lundi 14 décembre 2009, 21:47 par Minium

Voilà. Il faut savoir regarder plus loin que l'apparence des choses, ne pas écouter ce qui s'en dit. Comme ça, rien n'est tout noir, rien n'est tout blanc, et tu trouveras des petits morceaux de bonheur un peu partout.

PS : moi aussi je vais retrouver une Sophie d'enfance dans quelques jours. Elle aussi est libre et volontaire (mais moi je ne suis pas BCBG ni érudite ;o)

6. Le mardi 15 décembre 2009, 07:57 par Anne

Je suis sûre qu'elle sera ravie de te retrouver, par mots interposés, et puis qui sait, "pour de vrai", comme on disait petits !

7. Le mardi 15 décembre 2009, 10:16 par luciole

C'est le deuxième texte que tu écrits et qui me fait penser pour des raison très différentes à la pièce de théâtre que j'ai écrit il y a presque deux ans maintenant et qui s'appelle "l'Amoureuse". Et je me dis que même si tu n'as pas le temps de la lire, je vais t'envoyer ce texte. ( ce ne sont pas les faits qui m'y font penser mais les émotions) Bises.

8. Le mardi 15 décembre 2009, 11:02 par Chondre

Tout pareil. Facebook m'a permis de retrouver des amis d'enfance. Et rien que pour cela, je suis très heureux d'y avoir ouvert un compte.

9. Le mardi 15 décembre 2009, 12:12 par Fauvette

Enfance commune, secrets partagés, tous les bons ingrédients pour que vous vous retrouviez !
Elle m'est fort sympathique ton amie Sophie !

10. Le mercredi 16 décembre 2009, 10:56 par Anne

C'est vraiment beau et très émouvant, ce texte.

11. Le mercredi 16 décembre 2009, 14:22 par Pablo

Des fois la mélancolie et la nostalgie nous attendent au coin de la rue, sans que nous nous y attendions, nous, et elles nous assomment, nous terrassent – et c'est là qu'il faut profiter pour plonger, plonger à fond dans nos souvenirs brumeux ou éclatants. Et ensuite accepter le défi d'agir ou pas, rêvasser paresseusement ou... Ou quoi ? : je ne sais pas trop, peut-être tout simplement ne pas laisser tout le boulot au hasard, qui souvent ne fait pas bien les choses (ou ne fait rien, la feignasse !). Tu es courageuse, tu as bien fait et c'est tellement émouvant de te voir partager ici ces émotions et ces souvenirs... ! Bisouxs !