Petits démons familiers

Est-ce qu’on ne passe pas une vie entière à combattre ses démons ? Avoués ou camouflés, enfouis ou bien en vue, rigolards, bruyants, pleurnichards, insupportables ou finalement indispensables. Vieux compagnons presque sympathiques, de ceux avec qui l’on sait qu’on devra toujours composer. Dont on ne pourrait se passer ? Alors peut-être qu’on ne les combat pas autant qu’on les aime…

Je recroise parfois celui qui m’a si fort bouleversé le cœur il y a quelques mois. Auquel je m’efforce impossiblement de ne pas penser. Celui qui me jette dans les bras d’un amant gentil dont je me moque éperdument. Celui pour qui je me cramponne sur l’interrupteur OFF de mon cœur blessé, qui cicatrisera, je sais. Il a connu d’autres sutures, d’autres dérivatifs ; il s’en est remis. Il s’en remettra.

Quand je sais que je le verrai, les matins sont fébriles et gais, les vêtements voltigent en désordre, choix futile et cornélien, essentiel, auquel il ne prêtera nulle attention sans doute. Et je m’amuse de son ignorance de l’émoi qu’il suscite. Ou bien sait-il ? Se doute-t-il ? Que je bafouille quand je prononce son nom, que son visage accompagne mon endormissement du soir, souvent, que le moindre mail anodin que je lui adresse me demande une attention concentrée sur chaque mot, chaque virgule, parce que c’est pour lui, pour qu’il ait l’air encore plus anodin que tous les autres mails de ma journée alors qu’il est le plus important, que je peux le préparer des heures durant. Des heures pour quelques mots qu’il balaiera d’un regard sans enjeu aucun. Enfin je crois. Si je me trompais ? Espoir. Infime, merveilleux et démoniaque espoir.

Quand je le vois, le temps s’accélère, la parole est facile, la boule qui pèse au creux de mon ventre s’envole légère. On a tant à se dire. Parfois il évoque la femme qui partage sa vie à qui je ne peux donner de visage autre que le rasoir qui me laboure à l’intérieur. La femme-rasoir. Acérée et cruelle. Pour qu’il l’aime, pourtant, je me dis qu’elle doit être une fille bien. Pourvu que je ne la rencontre jamais. Peut-être la trouverais-je atrocement sympathique. Qu’elle reste cette lame-cauchemar que je ne peux même pas détester.

Quand nous nous séparons, mes semelles s’alourdissent. Je suis la femme-plomb. Je traine mon corps lesté de mon cœur mort un peu. J’envisage une soirée solitaire avec horreur. Appelle un ami pour rire, pour partager trop de mots et de vin amical. Trop. Avant de dormir seule. Démon.

Et pourtant, je vais bien. Je m’en étonne presque. Je regarde parfois tout cela de l’extérieur comme une spectatrice habituée au spectacle. Comme un film déjà vu. Il y a un temps infini que je n’ai été amoureuse à ce point et je crois que je goûte les instants de joie que cela me donne. Même s’ils sont sans espoir d’avenir et suivis tout aussitôt de ce brouillard de chagrin qui glace jusqu’à la moelle.

Il y a des jours où je m'étonne moi-même de mes apprentissages. D'arriver à attraper ce drôle de truc hérissé de tessons de bouteille en parvenant à trouver une extrémité moins blessante que les autres. D'y trouver de l'intérêt parce que ressentir est essentiel et passionnant. Même en y laissant des forces et le coeur essoré. Je suis vivante. Consciente. Et je ne comprends pas moi-même très bien ces derniers mots que j'écris ce soir qui viennent incohérents et évidents. Mon propre désarroi m'intéresse et je me demande ce que je pourrai en faire de bien. J'y réfléchirai mieux demain.

edit du coeur de la nuit : les mots viennent sous mes doigts la plupart du temps sans que je les contrôle vraiment. Parfois à ma propre surprise, comme ceux des paragraphes ci-dessus, que j'ai écrits tout à l'heure lucide et claire, sans bien me les expliquer pourtant, jaillis d'une source à moi-même mystérieuse. J'ai écrit "Je vais bien", donc, et c'est une forme de vrai, sûrement, puisque c'est sorti de moi avec une telle facilité. Alors pourquoi cet éveil nocturne, oppressée et pleine de larmes, le coeur-étau et l'envie mortifère de ne jamais voir finir cette nuit noire ? Parce que je L'ai vu ces derniers jours, bien sûr, et que c'est si difficile, après. Et qu'Il est source d'un bonheur exalté et fulgurant, écroulé sitôt qu'éprouvé, chaque fois, et aussi de toutes ces colères après tout et rien, qui m'épuisent et me consument en ce moment, d'énergie violente vite brûlée puis de culpabilité, mon amour non consommé défoulé ainsi sans ménagement pour d'autres qui n'y sont pour rien, les pauvres. "Je vais bien", alors, sans doute, puisque c'est sorti de mon coeur tourmenté qui ne se l'explique pas lui-même, mais c'est dur, c'est difficile, c'est invivable au coeur de cette nuit, parmi tant d'autres nuits pareilles. Et j'espère le matin plus doux sans y croire tout à fait...

Commentaires

1. Le lundi 28 septembre 2009, 23:39 par Jenny

Qu'est-ce que tu (d)écris bien les affres de cette forme d'amour ! Je te souhaite de trouver celui que tu pourras aimer en quiétude (et je me le souhaite aussi).

2. Le mardi 29 septembre 2009, 05:32 par gilda searching OFF button desperately

J'admire ta capacité à prendre ainsi les choses (même avec l'edit), peut-être parce que concernant mon non-amoureux je sais qu'il sait, je sais que c'est non, je sais qu'il n'existe pas de "femme-rasoir", d'où le sentiment de valoir moins que Rien puisqu'il revient à dire Je préfère être seul que te prendre dans mes bras.
Dans certains cas c'est mieux qu'il y ait quelqu'un au moins ça donne une raison simple et légitime à la réciproque de n'y êtres pas.
Alors que tout y est.

3. Le mardi 29 septembre 2009, 06:32 par La Sardine Masquée du Port

Le fait d'aimer
Suffit pour aller bien
Parfois
Pour être sûre
D'être vivante
Pour sentir encore
Le coeur aller l'amble

4. Le mardi 29 septembre 2009, 09:20 par Pablo

Je suis sûr que c'est apaisant pour toi d'écrire comme tu le fais, aussi bien avec le détachement presque gai des premiers paragraphes qu'avec cette douleur insomniaque et meurtrie de la coda finale : parce que c'est apaisant aussi, de façon étrange et presque incompréhensible, pour celui qui te lis. Il y a quelque chose d'essentiel dans ce que tu écris.

5. Le mardi 29 septembre 2009, 09:52 par luciole

Les affres de l'amour platonique sont très particuliers pour ce qu'ils apportent de bonheur d'aimer et de malheur de ne pouvoir assouvir cet amour. C'est aussi ce qui le rend si beau, l'inaccessible étoile, celle qui laisse la place à tous les fantasmes et à aucune réalité, qui nous frustrent et nous protègent...

Ce que je me demande toujours, c'est pourquoi aime t-on une personne inaccessible?
Mais j'ai tendance à vouloir toujours trouver une raison à tout, cela me rassure. Si bien que je finis bien souvent par trouver cette raison et bien souvent la trouver s'accompagne "de la guérison". Cela finit par faire "sens".

Mes pensées affectueuses t'accompagnent.

6. Le mercredi 30 septembre 2009, 13:02 par Anne

Vivante Traou. Au fond, c'est le seul choix possible, de se laisser le droit d'aimer dans un coin de soi, sans pour autant sacrifier la belle relation.

C'est brûlant, c'est dur, c'est frustrant. Mais c'est beau, aussi.

Le grand mérite, c'est l'échappement total aux contingences quotidiennes non glamour, remarque (juste histoire de te faire sourire 5 secondes, je ne suis pas sûre d'y croire vraiment).

En tout cas tu vibres et c'est palpable d'ici.