Métro

Qu’elle est jolie cette très jeune fille au teint de porcelaine en face de moi. Sage ou qui en a l’air. Elle lit avec attention – et un rien d’ostentation – un livre signé Berlioz, intitulé « Chef d’orchestre ». Oui, on le remarque, ce livre. Elle ne lève pas ses cils courbes mais sait qu’on la regarde, sûrement, moi ou quelqu’un d’autre dans ce wagon bruyant. Aime-t-elle être regardée ?

Autour de moi, beaucoup arborent des casques imposants, ou bien d’autres plus discrets, juste deux petits serpents fichés dans le creux de l’oreille. Et pourtant, il est silencieux ce métro du matin. Personne ne parle. Et tant de musiques rassemblées en ce même lieu. Quelle cacophonie si chacun faisait entendre tout haut la sienne d’un coup. Qu’y aurait-il à entendre ? J’essaie d’imaginer parfois derrière les visages impassibles, les corps immobiles, quels rythmes, quelles voix se cachent. C’est peut-être incongru, pas du tout à l’image de celui qui écoute, yeux clos parfois. Ce cadre cravaté, là, peut-être écoute du hard rock, son cartable sage à bout de bras ? Et cette jeune fille à l’air déluré, du Brel ? Lui, là, son casque est tellement mauvais qu’on ne peut rien ignorer de ses chansons : on en perçoit presque les paroles…

Un homme s’assoit à côté de l’élève chef d’orchestre. Agé et douloureux, le menton déformé d’une excroissance spectaculaire. Il y a beaucoup de douceur dans ses yeux. J’y vois le souvenir de moqueries sans fin, l’appréhension de rentrées scolaires cruelles et trop nombreuses, la solitude et le rejet, les amours inavouées parce que sans espoir. Ou peut-être que je me trompe. Peut-être que cet homme au visage terrifiant a connu l’amour et la joie d’une famille ? D’amis innombrables séduits par sa gentillesse ou son humour. Qui sait ?

Je regarde les gens. J’imagine des histoires, les liens qui les unissent, les souvenirs qui les rongent, la raison de leur colère visible, des larmes qui jaillissent parfois, impudiques et belles. Il m’arrive de rire avec eux, ou de cacher mon effarement devant des propos imbéciles ou méchants. Je regarde les enfants blottis ou ceux, frondeurs, qui tournoient autour du pilier argent, au risque de tomber au premier coup de frein. Je regarde les couples paisibles qui échangent un baiser bref, un « à ce soir » muet, parce qu’il descend une station avant elle. J’écoute la voix stridente de celle qui crie dans son portable des banalités sans intérêt ou l’annonce d’un retard certain. J’entrevois la distance d’un couple qui ne se regarde pas, l’amour naissant de deux ados qui parlent trop fort pour cacher leur émoi.

Vingt-cinq ans que je croise presque quotidiennement ces milliers de destins en chemin. Vers un boulot, un ciné, des courses, des amis, une famille, un amant, une solitude. Je chemine à leurs côtés vers mes paradis ou mes démons. Mon quotidien aussi, le pas lourd ou léger selon ma destination, l’émotion du jour. Parfois indifférente, parfois amusée, intéressée le plus souvent. Ils sont passionnants, ces gens du métro, mes frères et sœurs d’un trajet si bref. Nous nous regardons sans nous voir. Pas si sûr. Nous sommes nombreux à observer, imaginer, admirer, rire ou pleurer. Oui j’ai versé des larmes, quelquefois, sur une ligne rose ou jaune, pour un chagrin trop lourd, plus facile à laisser glisser dans l’anonymat d’une rame aux banquettes de skaï. J’ai tendu un jour un mouchoir à une jeune fille triste qui secoua la tête rageusement pour le refuser. Elle voulait se noyer dans ces larmes-là, peut-être.

Je regarde avec tristesse, parfois, les soirs où je ne vais vers personne, ceux qui se disent à tout à l’heure, tu prends le pain ? sur le portable d’après bureau. Ceux qui disent j’arrive je suis à trois stations, qui raccrochent l’air paisible de ceux qui sont attendus. Petit pincement de n’avoir pas, plus, un « à la maison » qui ne serait pas qu’à moi. Mais la plupart du temps je dévore la vie ici concentrée. J’écoute de tout mon corps, je regarde de toute mon âme, tant d’humanité rassemblée, passionnante. Je ne dors jamais dans le métro, à l’affût toujours d’un regard, d’un geste, d’une histoire devinée ou inventée, peu importe. La vie est là, intense vivier.

Commentaires

1. Le lundi 17 mars 2008, 20:24 par anita

Loin du métro, parfois, la rumeur écrite qui bruisse me fait cet effet là, et parfois un peu plus qu'un regard nous fait faire un bout de chemin, un très beau texte et cette station qu'on oubliera pas.
Prendre la correspondance.

2. Le lundi 17 mars 2008, 21:18 par Anne

"Habituellement", c'est-à-dire très inhabituellement, quand je prends les transports en commun, je fais comme toi.

Mais là, pourtant usagère quasi quotidienne pour cause de voiture défectueuse, je me ferme dans un bouquin, dans la musique, je ne cherche ni les regards ni les bribes d'histoires, peut-être parce que bof, ce début 2008 ne m'enchante pas et m'enlève des yeux la poésie des autres - au moins dans ces transports qui ne sont pas amoureux.

Mais je reconnais ce que tu décris si joliment et je goûte tes mots...

3. Le lundi 17 mars 2008, 23:08 par luciole

Je délire souvent dans le métro... Mon dernier délire c'était un court métrage qu'on aurait appelé, ligne 13, parce que je l'ai prise de bout en bout. Mon Ipod dans les oreilles, régler pour passer d'un morceau à un autre tout mélangé. J'ai déliré en imaginant un court métrage donc, sans parole, que de la musique et des gens, des visages, des mains, des regards ... Un sacré voyage la ligne 13...

4. Le lundi 17 mars 2008, 23:09 par luciole

Et au fait, très beau ton texte ;-)

5. Le lundi 17 mars 2008, 23:55 par gilda

"Je ne dors jamais dans le métro, à l’affût toujours d’un regard, d’un geste, d’une histoire devinée" : marrant, moi c'est l'inverse, c'est en somnolant ou en flottant que je capte le mieux. A l'affût on est soi-même captés.

6. Le mardi 18 mars 2008, 11:33 par Stella

Toi et moi aussi avons eu une rencontre. C'était d'abord par photo interposée, dans ta rubrique "couettes" puis en vrai, non dans le métro mais sur un trottoir. Etonnant non ? Etonnante, cette vie. Ravie d'avoir fait, de visu, ta connaissance.

7. Le mardi 18 mars 2008, 21:48 par coumarine

quel beau et profond texte... Un texte qui observe les gens avec humanité (j'allais dire avec tendresse) ... un texte qui remue Merci Traou

8. Le mercredi 19 mars 2008, 09:45 par cledsol

magnifique texte :) ça me donne envie de me laisser porter...

9. Le mercredi 19 mars 2008, 09:57 par Pablo

Très beau, très suggestif ton texte. Parmi toutes ces scènes de vie qui se déroulent dans le métro, probablement la plupart ne sont que des entractes des pièces qui se jouent au-dessus ; ou des pauses que les acteurs prennent pour regarder les personnages des autres pièces, dans ces loges improvisées que sont les quais ou les wagons de métro ; ou des transitions entre deux étapes de leurs drames (des scènes parfois tragicomiques, comme celle que racontait Akynou avant hier)... Je suis sûr, pourtant, qu'il s'y passe aussi des scènes cruciales, une rencontre entre deux inconnus qui changera leurs vies à jamais, ou des relations qui n'ont lieu que dans cet au-dessous... Mais je n'en ai jamais été témoin, ou ça m'a echappé... (et toi ?).

10. Le mercredi 19 mars 2008, 19:32 par Fauvette

C'est un lieu de vie extraordinaire le métro, tu as raison. J'aime lorsque tu écris "J'écoute de tout mon corps...", c'est si juste ! Mais qu'il est beau ce billet Traou. Merci.

11. Le samedi 22 mars 2008, 12:03 par Traou

Anita, j'ai pris la correspondance pour la Bretagne, où la mer est à peu près dans le même état que sur tes belles photos de l'autre jour. Personne à observer et les pieds trempés ! J'adore...

J'aime bien ton parallèle avec les "transports amoureux", Anne. Qui sait si le métro ne peut en devenir un ? ;-)

Une mini-caméra, et j'aimerais bien que tu le fasses, ce court métrage, Luciole...

Gilda, quelquefois je fais semblant de dormir pour espionner l'air de rien...

Stella Maris, j'ai été ravie de te croiser, même brièvement. A une prochaine fois j'espère.

Merci Coumarine (quand peut-on avoir ton livre ici ?...) bises parisiennes et bretonnes.

Cledsol, toi tu dois faire des croquis dans le métro ? Et écouter de la musique aussi, sûrement...

Le métro est un monde en soi, Pablo (quand reviens-tu le visiter, au fait ?)

Merci ma Fauvette, je te sais attentive aussi à ces milliers de petits détails de vie (surtout chez tes voisins ;-))

12. Le dimanche 23 mars 2008, 09:44 par Pablo

(Le métro de Paris ? Dans moins de deux semaines, Traou !, pour le marathon de Paris).