Désolée

Elle dit "Je suis désolée". Ses yeux liquides, pas de rire cette fois. Il ne comprend pas tout de suite alors elle répète "Je suis désolée", dit qu’elle ne voit pas comment continuer.

Un peu plus tôt, elle est arrivée la première au bar du rendez-vous. Haut perchée sur un tabouret, accoudée au zinc comme elle aime. Elle a gardé son manteau rouge à cause de l’air frais qui arrive de la porte ouverte. Il ne peut pas la manquer, la fille en rouge qui grignote du pop-corn trop salé en buvant d’un verre aux reflets cassis. Elle lit le journal aussi. Ou fait un peu semblant, trop occupée à se donner du courage en répétant à l’intérieur "Je suis désolée".

Est-ce qu’il a remarqué qu’elle a un peu coupé ses cheveux ? Il dit qu’elle est jolie, qu’il est content de la voir. Il l’embrasse. Elle remise un peu plus loin son "Je suis désolée", pas maintenant, plus tard. Elle aussi elle est si contente de le voir. Lui, ses cheveux sont un peu trop longs, un peu bouclés dans le cou. Il s’assoit sur un tabouret aussi, emprisonne entre les siennes ses jambes à elle bottées très haut. Il pose les mains sur ses genoux, répète qu’elle est si jolie.

Tant de rires. Tant de rires entre eux depuis le début. Il l’embrasse quand elle rit. Sa bouche, ou sa main. Et pourtant. Désolée.

Tant de mots aussi. Peu de silences, sauf quand ils se regardent, gourmands. Quand ils se recueillent du même vin, quand ils goûtent le même met, picorent dans l’assiette de l’autre, partagent bouchées et gorgées de plaisir.

C’est rare, cela. Précieux. Et pourtant. Désolée. Elle se convainc depuis plusieurs jours que ce sera mieux comme ça. Parce que… parce que tant d’indicible entre eux. Parce qu’elle veut ceci et qu’il veut cela. Parce qu’elle a joué trop de fois la maitresse occasionnelle. Pas cette fois. Elle veut tout. Elle veut trop peut-être. En tous cas quelque chose qu’il ne peut lui donner, croit-elle. Et que même si la solitude ressemble de plus en plus à du verre pilé dans sa bouche, dans son cœur, elle a toujours préféré ce verre pilé sanglant à l’inconfort de certains bras trop absents. L’intermittence du cœur, jamais.

Mais que c’est difficile ce soir. Quelques verres plus tard, ils sont si gais. Enlacés rue des Abbesses, à la recherche d’un autre lieu pour assouvir leur faim. Il y a si longtemps qu’elle n’avait tenu une main solide dans la rue. Si longtemps qu’un bras n’avait entouré sa taille. Elle aurait envie de s’abandonner à ce bras-là, sauf que… tant de raisons valables, sûrement. Désolée.

Elle le dit sans presque y penser. Le mot a mijoté tellement de temps qu’il sort sans effort, désolée. Elle a un peu peur mais elle continue… dit qu’elle ne voit pas comment continuer. Parce que.

Elle aimerait qu’il ne soit pas si gentil, pas si désolé lui aussi. Qu'il ne soit pas si compréhensif. Elle aimerait peut-être qu’il proteste un peu, mais non. Elle a raison. Tellement raison sûrement. Il s’en veut de lui avoir fait de la peine, embrasse sa main encore une fois, la repose doucement, ne la reprendra pas.

Il l’accompagne au métro, demande s’il peut lui prendre le bras dans la rue, n’enlacera plus sa taille. Caresse sa joue, dit « Prends bien soin de toi ». Va rentrer à pied.

Sous terre, dans le wagon hurlant, elle a un peu envie de pleurer. Regarde un couple qui s’embrasse. Vide et triste. Demain, sûrement, elle se demandera si elle a vraiment bien fait.

Commentaires

1. Le samedi 3 novembre 2007, 19:53 par Anne

Bien fait, mal fait, ça ne compte pas. Ce qui compte, c'est qu'elle est fait ce qu'elle pense être le meilleur pour elle.

Ca ne console de rien, c'est sûr... mais je crois qu'elle a raison, puisque elle a ses raisons...

2. Le samedi 3 novembre 2007, 21:19 par Vroumette

Désolée aussi que cette histoire s'achève mais souhaite de tout coeur qu'une heureuse suive avec plein de bises au passage à cette belle dame en rouge.

3. Le samedi 3 novembre 2007, 21:59 par labosonic

Demain, sûrement, elle se demandera, si elle a vraiment fait. Je n'en ai pas la moindre idée mais l'histoire est joliment racontée, ça me ferait penser à un film.

4. Le samedi 3 novembre 2007, 22:10 par Minium

''Gloooomy sundayyyy...

'' Là déjà, tu m'entends fredonner et tu te dis "Il faut qu'elle arrête très vite, je voudrais bien sauver quelques verres quand même".

My wawawhours are sllllumberless...

Beaaark, c'est sirupeux, pourquoi elle me colle à la jambe ?

Parce que...

5. Le dimanche 4 novembre 2007, 00:19 par coumarine

Pourquoi c'est toujours si difficile? j'ai le cœur un peu serré en te lisant, jolie Traou (et tu écris tout cela avec une telle maîtrise d'écriture...oui je sais cela ne console de rien...)

6. Le dimanche 4 novembre 2007, 00:53 par Fauvette

Cette belle dame en rouge a bien du courage.

7. Le dimanche 4 novembre 2007, 10:03 par cledsol

Je suis d'accord avec Anne, pour ce qui est du meilleur pour soi... En tout cas, les choix ne sont pas "bons" ou "mauvais" ; seulement, on vit des choses différentes à partir de l'issue qu'on a choisie. Et qui peuvent être tout autant positives surtout.

Bises.

8. Le dimanche 4 novembre 2007, 11:59 par Pablo

Ton écriture sublime la vie, les déceptions. (Ton ecriture sublime. La vie : les déceptions).

9. Le dimanche 4 novembre 2007, 19:49 par François Granger

Moi aussi j'ai le coeur serré en lisant ce billet. Mais je ne peut m'empêcher de penser qu'à partir de ce moment un avenir se crée...

10. Le dimanche 4 novembre 2007, 21:31 par gilda

Au moins lui, il sait pourquoi ("Parce qu’elle a joué trop de fois la maitresse occasionnelle").

Comme je ne sais plus quoi penser de rien, je veux dire d'un point de vue humain, je sais seulement que j'y comprends jamais rien, je ne peux plus que parler d'un point de vue d'écrivain. Et là, ce billet, chapeau.

Pour toi, j'aimerais autant qu'il soit de fiction, mais bon on choisit pas toujours.

11. Le dimanche 4 novembre 2007, 22:00 par céleste

ton texte est superbe, délicat, féminin. j'étais avec elle, j'ai été elle. il fallait partir

parfois on sait, on sent, qu'il faut dire non, on n'en a pas envie mais on le fait quand même.

12. Le lundi 5 novembre 2007, 11:29 par Akynou

Comme Fauvette, je la trouve très courageuse... Comme anne, il n'y a pas de bon ou de mauvais choix, il n'y a que les nôtres, comme Pablo (et d'autres), ton écriture sublime (la vie et les peines). Comme moi, la dame en rouge me rappelle une dame en noir, une longue dame brune... Ton texte a des accents de chansons de Barbara. Il me touche de la même manière.

13. Le lundi 5 novembre 2007, 20:51 par Chondre

J'ai envie de reprendre mot pour mot ce que Vroumette a laissé plus haut.

14. Le lundi 5 novembre 2007, 22:26 par osteolala

Difficile choix entre ce que l'on doit faire et ce qu'on a envie de faire... Mais il faut poursuivre.

15. Le mardi 6 novembre 2007, 14:48 par kowalsky

Moi j'ai rien à dire sur le texte, mais je passe quand même te faire un petit coucou parce que c'est toujours mieux que rien finalement. :)

16. Le mardi 6 novembre 2007, 17:46 par anita

écriture sur fil de soi.

17. Le mardi 6 novembre 2007, 21:33 par telle

Traou, comme souvent quand on sent que l'auteur en dit beaucoup de sa peine, je suis désemparée parce que j'ai envie de te parler de la beauté stylistique de ton texte mais que je sens bien que là n'est pas le coeur du problème. Je t'embrasse bien fort.

18. Le mardi 6 novembre 2007, 23:27 par Madeleine

Comme des fins de films que je n'aime pas ...

Je t'embrasse

19. Le mercredi 7 novembre 2007, 14:10 par luciole

C'est le genre de texte qui me fait regretter de ne pas te voir plus souvent, pas tant pour ce que tu y racontes que pour ta façon de le faire, cela me fait penser qu'on aurait tant de choses à se dire ... Bises ...

20. Le mercredi 7 novembre 2007, 22:29 par valclair

Evidemment on est triste pour la belle dame au manteau rouge, triste de lui voir le coeur en écharpe, sans doute a-t-elle fait ce qui était le mieux pour elle, avec cette force de caractère qui la caractérise car sûrement ce n'était pas la voie la plus facile.
Mais peut-on lui dire aussi que les mots avec lesquels elle le dit sont magnifiques.
On l'embrasse, la belle dame au manteau rouge et je t'embrasse chère Traou

21. Le jeudi 8 novembre 2007, 12:35 par heliaque

Comme le dit la chanson, les histoires d'amour finissent mal, en général...mais pas toujours. Il n'y a en la matière, comme en tant d'autres d'ailleurs, ni loi, ni fatalité et les chants les plus beaux ne sont pas nécessairement les plus désespérés. La peine que la dame en rouge a vainement tenté de perdre dans un désert de pop corn est manifestement immense ; la faute à des cheveux trop longs, à des mots trop sourds, à des maladresses trop présentes, à des absences trop maladroites, à des attentes déjà déçues…et la liste n’est sans doute pas exhaustive. A vous lire, reste pourtant l’image de rires complices, de mains enlacées, de regards gourmands, de frissons partagés, de plaisirs incessants, peut être même de lampions colorés, soit les plus sûrs ingrédients des jolies rencontres. Alors, est-il réellement temps d’être "désolée" ? Pour incertain, l’avenir doit-il à ce point dicter votre présent ? Pourquoi ne pas écrire une autre fin, voire une nouvelle suite d’une belle histoire qui mérite assurément mieux ? Qu’il se fasse couper les cheveux et que le kir coule encore à flot…

22. Le jeudi 8 novembre 2007, 15:01 par Gei

Grace à toi, Heliaque, je viens de comprendre le sens de l'expression "plaidoyer pro domo"...

Ou bien je me trompe complètement, va savoir...

La roue tourne, des fois beaucoup trop vite... c'est rarement qu'elle s'arrête sur le million... Mais pauvres fous que nous sommes, il ne nous viendrait jamais à l'idée d'arrêter de la tourner... ;)

23. Le samedi 10 novembre 2007, 19:56 par pralinette

Envie de pleurer et de te faire un gros bisou, petite soeur que j'aime beaucoup.

24. Le samedi 10 novembre 2007, 21:43 par Crick

Pviou, juste une douce pensée pour cette belle dame en rouge, les mots ne sont pas grands choses dans ces moments là et pourtant tu les utilises si bien. Un gros bisous avec un air iodé et un peu d'eau salée car la mer est bien agitée en ce moment. Peut-être est-ce un peu le reflet de sa progéniture.....