1991 - L’épopée du jus d’orange

C'est la première fois que je publie ici un billet de mes "Ricochets". Je vous invite d'ailleurs à aller lire les "Petits Cailloux" de mes comparses blogueurs, il y a de vraies pépites...



Depuis 2 ans, je « travaillote » de-ci de-là, n’arrive pas à avoir une activité régulière comme intermittente du spectacle. Je mettrai un moment avant de me rendre compte à quel point j’ai besoin de stabilité professionnelle et financière pour n’être pas angoissée tout le temps.

Un soir au restaurant, les larmes me viennent aux yeux parce que je capte à la table d’à-côté le récit enthousiaste de son travail d’une fille de mon âge à son amoureux. Julio s’affole de mes yeux mouillés, les embrasse, me câline, ne comprend pas. Qu’ai-je besoin de m’inquiéter ? Il est là.

Précisément, amoureuse d’un homme comme lui, j’ai plus que besoin de stabilité et de sécurité… Il est fantasque, passionné, inventif, touche-à-tout. J’admire ses créations, ses idées foisonnantes, il m’émerveille, me fait rêver, je l’aime, mais il est l’homme le moins rassurant de la terre ! Il fait fortune un jour, est ruiné le lendemain pour avoir tout réinvesti sur un coup de tête dans un projet aussi mirifique qu’aléatoire. Il m’offre des cadeaux ruineux et je découvre qu’il est poursuivi par moult créanciers en colère. Et lui, ça le fait rire. « Ne t’inquiète pas, Poussin, ce n’est que de l’argent, ce n’est pas grave. ». Il ne possède ni carte bancaire, ni chéquier, que des espèces, toujours. Quant nous partons à l’étranger et qu’il se retrouve à court, il me rembourse au retour les sommes que j'ai dépensées pour nous en… francs CFA, virés d’une société inconnue au fin fond de la Côte d’Ivoire... à la grande surprise (et méfiance) de mon banquier.

Parce que j’aime un jus d’oranges pressées le matin, il m’a offert un de ces presse-agrumes en métal, lourd et encombrant avec un bras qui tourne et ne laisse aucune chance à la pauvre orange coincée dans l’acier. Un matin, il affiche cet air rêveur et concentré qu’il a quand une idée germe, c'est-à-dire souvent. J’aime bien assister à ce processus : bientôt il va mettre l’idée en mots et en dessins, ébaucher des calculs et des hypothèses, s’engager dans des culs-de-sac, repartir en arrière, trouver des solutions, d’autres impossibilités, les contourner… C’est fascinant.

L’idée du jour est la suivante : pour que son Poussin (moi, donc) puisse boire du jus de fruits frais le matin sans avoir à s’embêter à le faire, pourquoi ne pas commercialiser des oranges, directement remplies de leur jus, qu’il n’y aurait plus qu’à verser dans un verre ou boire à même le fruit, par un orifice/goulot prévu à cet effet ?... Je suis éberluée.

Le soir même, sur une nappe en papier de bistrot, il griffonne un schéma, un « extracteur de pulpe d’orange » qui introduirait ensuite dans le fruit une espèce de structure à baleines pour le maintenir dans sa forme. Ensuite, on réintroduirait le jus. On ferme par un clapet, un bouchon à vis, je ne sais, et hop ! Je suis sceptique et compréhensive. Je le trouve génial, souvent, mais là, j’ai un doute. Le lendemain, il met trois affaires dans une valise, décide illico de partir pour Taïwan où il a déjà prévenu Untel qu’il accourait pour faire fabriquer le prototype… Disparaît 10 jours. M’appelle à n’importe quelle heure pour me crier son amour et son enthousiasme. « Ca va être révolutionnaire, Poussin ! Je t’aime ! Je reviens vite ! Tu me manques. ». Une semaine après, il appelle du Japon où il est parti rencontrer d’éventuels financiers. Revient par l’Allemagne, plus grand consommateur européen de jus de fruits où il a peut-être une possibilité de…
Je me souviens du prototype de plastique bleu dont il m’explique le fonctionnement, sa main refermée comme une orange. J’embrasse sa main. Il me regarde, surpris dans son rêve enthousiaste, sourit de son beau sourire des lèvres et des yeux.

Ici commencent des mois d’expérimentations diverses. Il a trouvé un fabricant de jus d’orange intéressé en Allemagne, des financiers je ne sais où. On fait des tests. Une matière transparente, qui ressemble à du plastique, biodégradable et écologique cependant (à base de riz ? je ne me souviens plus) a été mise au point pour recouvrir l’intérieur du fruit et que le jus se conserve quelques jours. On fait des essais avec l’engin à baleines : les oranges explosent toutes. On en fait venir du Maroc, plus costaudes que les espagnoles. On teste les floridiennes, aussi. Elles arrivent de partout par cargo ou avion. Sont impitoyablement rejetées en fonction de leur fragilité, leur manque de sucre, leur vitesse de dégradation. Le brevet est déposé pour le monde entier et pour tous les fruits existants ou à venir. Le goulot - qui ne doit pas dépasser de l’écorce pour conserver au fruit sa forme ronde - est à l’étude. Julio m’annonce triomphant qu’il a conçu un truc qui permettra à tous les types de bouches de boire à même le fruit, même les becs-de-lièvre, ah, ah !

Je suis, attendrie, la saga du jus d’orange, au fil des mois. Il y a des périodes enthousiastes suivies de périodes de doutes et de découragement. Les fonds manquent, il faut en chercher ailleurs. Les tests échouent ou ne donnent pas les résultats escomptés. Il y a parfois des triomphes et des espoirs fous : on a trouvé la bonne orange ! Il faut déchanter quelques temps après pour d’autres raisons techniques. Il ne perd pas la foi. Jamais.

Le projet « Orange Poussin » mourra en même temps que lui deux ans plus tard. Comme d’autres que j’aimais (une cité inspirée de l’œuvre de Dali, qui me tenait particulièrement à cœur). Qu’est-il advenu des prototypes, des cargos d’orange, du film transparent bio et breveté ? Je n’en sais rien et peu importe. J’ai toujours mon presse-agrumes si lourd mais je l’ai descendu à la cave. Je ne bois plus de jus d’orange le matin.

Commentaires

1. Le lundi 11 juin 2007, 01:34 par Pablo

Pourtant, il faudrait récupérer les brevets, les schémas, les études... parce que toi tu as simplifié trop, sans doute : on dirait une idée lufoque — je dirais même que ça ressemble à Los inventos del Tebeo : pas le temps de t'expliquer ça maintenant, tu devrais demander à ton prof d'espagnol, qu'elle récupère ça de sa mémoire ou des archives. Bref, si ton Julio a réussi à convaincre des gens prêts à y mettre de l'argent, d'autres à se mettre à l'étude de tout cela pour une production industrielle, c'est qu'il y avait vraiment des possibilités. Parce que de la façon dont tu racontes l'histoire (ou bien j'ai rien compris, ce qui est probable aussi) je vois beaucoup de problèmes, dont celui-ci : la quantité de jus est trop petite par rapport au volume total de l'intérieur de l'orange (pulpe+jus), non ? ... et alors, forcément l'orange se déformerait facilement (lors du transport, par exemple, car il faut les empiler). Je suis sûr que ton Julio avait y réfléchi sérieusement.

Ça n'a rien à voir, mais j'aimerais passer un de ces jours revoir un autre Julio au cimetière de Montparnasse, à Paris (je n'y suis pas allé depuis 1984, peu de mois après sa mort). Et refaire un rituel que j'avais fait à l'époque, à l'image d'un épisode du chapitre 155 de sa Marelle, en descendant le boulevard Raspail...

(À propos : vais-je devenir le seul CR ''Commentateur Régulier'' de ce blog ? :-O )

2. Le lundi 11 juin 2007, 07:27 par Traou

:-) Cher Pablo, tu es le tout premier et essentiel "Commentateur Régulier Madrilène" de ce blog en tous cas (tu n'as pas reçu ton diplôme ?). Je ne sais pas où renvoie ton dernier lien ?... Quant aux deux autres références dont tu parles, je vais de ce pas les rechercher (ou nous aurons l'occasion d'en parler de vive voix dans un futur très proche) :-)

3. Le lundi 11 juin 2007, 19:37 par Fauvette

Je t'embrasse Traou. (Quelle histoire, je suis tellement perplexe que je n'arrive pas à écrire quelque chose de cohérent...).

4. Le jeudi 14 juin 2007, 12:47 par Pablo

Je profite de la tranquillité de ton blog pendant ces jours-ci pour le squatter un peu (comme je faisais dans les temps où j'étais un SBF —sans blogmicile fixe—) et répondre plus calmement à tes questions. Alors, en ce qui concerne Les Inventions du TBO, il y a pour commencer une petite entrée sur la Wikipédia, où l'on nous explique qu'il s'agit d'une section fixe de ce magazine-BD (destiné aux enfants) dès 1943, présentée par le professeur Franz de Copenhague et dessinée par plusieurs dessinateurs le long des années, dont quelques-uns étaient ingénieurs mécaniques et réalisèrent effectivement quelques machines qu'ils avaient proposées dans le TBO.

La Wikipédia propose un lien externe à cet article d'Antonio Tausiet qui retrace l'histoire des Grandes Inventions du TBO (qui contient malheureusement peu d'illustrations ; mais pour cela je te donne plus bas un autre lien) et en donne une liste des plus frappantes parmi les quelques 1500 inventions publiées entre 1943 et les années 80. Tausiet nous rappelle qu'on peut classer les Grandes Inventions du TBO en plusieurs catégories, dont les suivantes :

- l'invention mécanique à dimensions ou complexité excessives par rapport à son but (ex. : dispositif anti-cheveu dans la soupe) ;

- l'idée absurde et loufoque (ex. : procédure pour éviter les queues) ;

- l'instrument simple (ex. : canne à atrapper des mégots) ;

- des idées pour résoudre des problèmes liés aux animaux (ex. : système contre les chiens vagabonds) ;

- des inventions qu'on a fini par développer plus tard dans la vie réelle (ex. : parking distribué par étages) ;

- etc.

Dans ce lien tu trouveras une dizaine des Grandes Inventions du TBO originales (avec les dessins et les explications !) à savoir : (1) livraison sans embouteillages ; (2) effaceur mécanique ; (3) casque thermostatique ; (4) poumon pour trompettistes ; (5) voiture sans essence ; (6) rideau anti-éblouissements ; (7) saucisses sans risques ; (8) cinéma périscopique ; (9) cuillère aérée ; (10) machine à semer des cerisiers.

Comme je te disais l'autre jour, le nom du magazine, TBO, se lit comme l'espagnol te veo (je te vois). Ce nom propre donna lieu au nom commun tebeo qui est la façon de dire en bon espagnol bande dessinée, bien que malheureusement, de nos jours on préfère, de loin, le terme cómic (avec l'accent sur le o), qui vient de l'anglais "comic book".

Je me suis permis de rédiger ce commentaire en honneur de Julio l'inventeur, qui était sans doute, à te lire, un authentique cronope —comme l'autre Julio, Cortázar, celui qui inventa le terme (dans un livre que tu connais peut-être ;-) , Cronopes et fameux - Historias de cronopios y de famas, 1962)—. Raison pour laquelle tu sauras peut-être excuser la longueur de ce commentaire.

(Sur la référence à Cortázar et au cimetière de Montparnasse que je faisais dans mon commentaire précédent, je reviendrais à un autre moment. Quant au terme Commentateur Régulier, disons pour tes éventuels lecteurs qu'il renvoyait à un lien inexistant à cause d'une erreur de rédaction de ma part : j'avais utilisé des crochets sans me rendre compte que ceux-ci sont des délimiteurs de liens dans la syntaxe wiki).

5. Le jeudi 14 juin 2007, 13:07 par Pablo

Excuse-moi d'envahir encore ton blog, mais depuis mardi matin (où j'étais de nouveau chez moi) j'ai vu plusieurs fois une pub qui m'a mis la chair de poule. J'ai eu l'occasion de la photographier hier soir :

Photo

L'idée de mettre un fruit dans un flacon pour le vendre... : ne te semble-t-elle pas une variation de l'idée du jus d'orange ?

6. Le jeudi 14 juin 2007, 14:35 par François Granger

Pablo, tes liens sont splendides !

Il me semble que les espagnoles ont une "littérature BD" très originale et peu exportée à l'"étranger"... ;-)

7. Le mercredi 4 juillet 2007, 19:33 par cledsol

Je ne sais pas quoi dire, mais je tenais à laisser un mot. Je suis simplement profondément touchée par les quelques billets que j'ai lu. (comment ça je pleure?... mais non, j'ai une poussière dans l'oeil >_<)

8. Le lundi 9 juillet 2007, 07:04 par kloelle

Voilà de la très très belle écriture...un bonheur.