Un jour de janvier 1998

Ce jour-là, mon ami Jack m’a invitée à un concert, dans un bar. Il fait partie des musiciens. C’est la première fois que je le vois jouer en public.

K. m’accompagne. J’en suis très émue. C’est notre première sortie toutes les deux, en amies. J’avais cru ne jamais la revoir après ma rupture violente avec l’un de ses très proches quelques mois auparavant. Il était le lien entre nous, nous avait présentées l’une à l’autre. K. est un personnage étrange, aussi attachante qu’insaisissable. C’est un feu follet, un courant d’air, une étoile filante si difficile à attraper. Je suis heureuse qu’elle ait choisi de me conserver son amitié. Elle a décidé de ne pas choisir entre son ami et moi et je lui en suis reconnaissante.

La soirée est gaie, Jack m’épate à la guitare. Il lui arrive de chanter aussi. Je suis fière de lui. Il a du talent. Nous finissons la soirée autour d’un verre, de pas mal de verres. Tard, très tard.

Paris est gelé. Samedi soir, après la fermeture du métro et des bars. Je connais la sanction : inutile d’espérer un taxi. Les files d’attente emmitouflées et grelottantes s’allongent à chaque station.

K. et moi, bras dessus-bras dessous, remontons à pieds vers le nord, d’un bon pas. Elle est la seule fille que je connaisse capable d’arpenter la ville sans faillir sur des kilomètres et des talons aiguilles vertigineux.

Nous parlons, parlons, parlons. Tellement de choses à nous confier pour cette première soirée de pimprenelles, comme elle dit.

Boulevard Magenta, nos chemins doivent se séparer : je continue vers le nord, elle vers l’est. Nous restons un long moment, malgré le froid, à parler en sautillant au bord du trottoir, encore tellement de choses à nous dire, d’histoires à connaître, d’amitié naissante à partager. Je tourne le dos au boulevard. J’ai un long manteau bleu ciel, je crois.

Une voiture s’arrête derrière moi. Une voix me hèle. Je me retourne. C’est un taxi dont le chauffeur se penche vers la vitre passager. Il croit que je lui ai fait signe. Je fais parfois de grands gestes en parlant. Je lui dis que non merci, j’ai du lever le bras fortuitement, c’est tout. Il nous salue, s’apprête à repartir. Je réalise que j’ai encore du chemin à faire, seule cette fois, qu’il fait un froid glacial et qu’il est trois heures du matin. Je fais un rapide baiser d’au revoir à K. et m’engouffre dans la voiture providentielle. Tiens, il a un grand sourire dans le rétroviseur, ce chauffeur-là.

Et il s’excuse d’avoir interrompu notre conversation, mais il a vraiment cru que je l’avais arrêté. Ce n’est pas grave, il est l’heure de rentrer, lui souris-je aussi.

Tiens, je suis sa dernière cliente de la journée, si je veux il peut même me faire faire un petit tour de Paris-by-night pour se faire pardonner.

Je ris. Non, je n’ai pas les moyens de faire Paris-by-night en taxi. Bien que j’aime beaucoup rouler dans Paris la nuit, mais plutôt quand je conduis moi-même.

Vous voulez conduire ? fait-il

Je ris encore. Vous plaisantez, je ne vais pas conduire votre taxi.

Pour toute réponse, il s’arrête au bord du trottoir. Et passe sur le siège passager. Me demande ce que j’attends pour venir devant.

Je me décide, descend, m’installe derrière le volant. Intimidée. Il appuie sur un bouton, me dit qu’il a coupé le signal lumineux sur le toit : il m’interdit de prendre des clients, quand même ! Et il coupe le compteur. Il ne va pas me faire payer une course que j’assure moi-même. Il s’installe confortablement, dit « En route ! » joyeusement. Et que ça lui fait un peu comme des vacances.

Je le regarde. Il a un immense sourire, des yeux sombres et pétillants. Je n’avais pas remarqué qu’il était si beau.

Ce soir-là, fière comme un « petit banc », j’ai conduit dans tout Paris un taxi plein de rires et de bavardages. En plus d’être beau, il était diablement sympathique, ce chauffeur inattendu. Et même un peu plus que ça.

Au petit matin de cette journée-là, je me suis endormie dans les bras d’un inconnu qui allait devenir très important pour moi pendant les mois, les années à venir. Qui l’est toujours, une amitié magnifique ayant survécu au sentiment amoureux. Au nom de celle-là, il ne donnera pas aujourd'hui à son fils un prénom qui risquerait par trop de me faire de la peine...

De cette rencontre-là, restent - encore aujourd'hui, parfois - les facéties des amis à qui je l’avais contée par la suite, qui me demandaient systématiquement, d’où que j’arrive, si j’avais conduit le bus, le métro, le train, l’avion qui m’amenait jusqu’à eux.

Et depuis cette journée particulière, quand je prends un taxi, j’ai très souvent envie de rire, constatant chaque fois qu’il est impossible que l’histoire se répète avec ce gros raciste à casquette, ou ce chinois irascible là…

Commentaires

1. Le dimanche 1 avril 2007, 23:10 par Fauvette

Quel beau jour de janvier 1998 ! Amitié de pimprenelle, balade à pieds dans Paris la nuit, et la cerise sur le gâteau cette rencontre tellement magique ! Conduire le taxi, mais je ne connais qu'une fille comme toi pour être aussi "culottée" ! Je suis comme on dit "baba" alors que toi tu étais fière "comme un bar-tabac" ! Et tu vois que Paris est généreuse avec les filles bien : un (futur) amoureux arrive avec son taxi ! Mon Dieu mais quelle belle histoire, je vais me la raconter pendant longtemps ! Merci Traou.

2. Le dimanche 1 avril 2007, 23:16 par Swâmi Petaramesh

Belle histoire :-) De celles que l'on garde en soi et qui font que la vie vaut la peine d'être vécue...

3. Le lundi 2 avril 2007, 00:50 par Albertine/ Piv

En effet, c'est une histoire magique - un conte de janvier - si joli, que tu nous racontes là... Je suis sous le charme. Il y a un petit côté "Pretty woman" à la française, dans ton histoire... "Ton" Richard Gere conduit un taxi et n'est pas Richard Gere... Et tu prends le volant comme la "Vivian" du film, mais heureusement, tu ne mènes pas la vie de la "pauvre" Vivian, donc, la similitude s'arrête là... Et s'il est resté un ami, c'est encore plus fantastique !

4. Le lundi 2 avril 2007, 09:49 par luciole

"une amitié magnifique ayant survécu au sentiment amoureux. Au nom de celle-là, il ne donnera pas aujourd'hui à son fils un prénom qui risquerait par trop de me faire de la peine..."

Je suis heureuse pour toi que cela ait trouvé une si jolie solution, une si belle preuve d'amitié envers toi. La magie continue donc ... sourire et bises !!

5. Le lundi 2 avril 2007, 15:38 par claude

On a chacun les taxis qu'on mérite faut croire!! http://duventauxsemelles.blogspot.com/2006/02/histoire-de-taxi.html

6. Le lundi 2 avril 2007, 22:28 par Traou

Fauvette, les chevaliers modernes arrivent sur les destriers qu'ils peuvent... ;-)

Oui, Swâmi, j'espère qu'il y en aura d'autres d'aussi belles des rencontres. Mais une seule comme celle-là reste pour la vie.

Ah, Pivoine, je n'avais jamais fait le lien avec "Pretty Woman" ! Mais il était encore plus beau que Richard Gere ! Quant à moi, en cherchant bien, j'ai presque des cheveux comme Julia, au fait, c'est vrai (bon pas tout à fait tout à fait, d'accord...) :-)

Luciole : Oui, nous avons eu une conversation très émue à ce sujet...

Claude, des taxis comme le tien, j'en ai eu aussi, beaucoup plus souvent que celui ci-dessus ! ;-)

7. Le lundi 2 avril 2007, 22:38 par Gei

Je comprendrai jamais ça, moi, cette manie qu'ont certain(e)s à qui il arrive toujours des choses passionnantes !

Moi, nibe de que dalle pour que je fasse ami-ami avec un taximan...

Ah si, il m'est arrivé un truc insensé une fois : j'ai rencontré Traou. Mais c'est un truc délire qui n'arrive qu'une fois dans une vie. :)

8. Le lundi 2 avril 2007, 23:41 par Le Gabian

J'ai lu tout ce billet, la bouche ouverte sur un sourire ébahi, les yeux équarquillés. Tudieu la belle histoire ! Et une histoire vraie par dessus le marché ! Swâmi a raison, c'est pour ces pépites là que la vie est belle, malgré tout ce qu'elle nous force à avaler à côté. Oh merci, je m'en vais me coucher toute joyeuse, avec cette sensation de marcher à 10 cm du sol qu'on éprouve lorsque pareille aventure traverse votre vie...

9. Le mardi 3 avril 2007, 05:19 par Chondre

Et ben, quelle histoire!

10. Le mardi 3 avril 2007, 10:30 par Coumarine

tu sais ce qui m'a donné un coup d'air en te lisant: c'est que il va donner un autre prénom à l'enfant... Je sais que pour toi c'est important J et'embrasse fort, Traou

11. Le mardi 3 avril 2007, 12:57 par cecile

je ne me lasse pas de l'histoire et suis heureuse que tu lui ai parlé de l'importance du prénom :) des bises belle dame.

12. Le mardi 3 avril 2007, 13:09 par Madeleine

Comme sur l'autre note, j'écris juste après Cécile :) et elle m'a piqué encore ce que je t'aurais dit ;-)

Tu pourrais en faire un scénario de cette belle histoire qui t'es arrivée !

13. Le mardi 3 avril 2007, 21:23 par tanette

Quelle belle histoire ! Ca arrive des fois en vrai de pareilles aventures ?

je croyais qu'elles n'existaient que dans les contes. Merci de nous l'avoir partagée et si bien racontée.

14. Le mardi 3 avril 2007, 23:02 par planeth

elle est géniale cette histoire, incroyable même!je tombe chez toi par hasard, mais je suis chanceuse sur ce coup là!

15. Le mercredi 4 avril 2007, 10:10 par Traou

Gei, t'as qu'à faire un billet sur ce truc délire ! ;-)

Le Gabian, j'espère que tu as fait de jolis rêves...

Ben oui, mon Chondre ! :-)

Coumarine et Cécile, je crois bien que c'est vous qui m'avez encouragée à lui en parler, merci...

Madeleine, il se trouve que j'ai mis cette histoire dans un scénario, effectivement. Savoir s'il trouvera un producteur est une autre paire de manches !

Et oui, ça arrive en vrai Tanette (si tu cherches bien, je suis sûre qu'il t'en est arrivé d'aussi belles). Bon on n'a pas eu beaucoup d'enfants... :-)

Bonjour Planeth. Ce n'est pas la première fois que je te croise ici, pourtant ?...

16. Le mercredi 4 avril 2007, 13:19 par Madeleine

Chuis trop forte quand même !

Dis, as-tu été voir "Ensemble c'est tout" ?

17. Le mercredi 4 avril 2007, 14:50 par planeth

et je ne t'avais pas mis dans mes fav à ce moment là, pfff , la tache que je suis! ;0)

18. Le jeudi 5 avril 2007, 03:35 par Bailili

C'est le destrier des temps modernes, c'est tout !

Contente pour le prénom, abandonné (si j'ai bien compris) par le chevalier et sa dulcinée.

On aurait dû aller voir "Ensemble, c'est tout", toutes ensemble, non ? Dommage...