Tic tac, tic tac

J’aime que passe le temps, et les amours qui m’en souviennent ; j’aime à savoir que la joie vient après la peine. J’aime que le temps trépasse et ne revienne pas, fait d’une matière dans laquelle nous autres humains ne savons nous déplacer que dans un sens. Pourtant, il paraît que ça n’existe pas, le temps. Mais nous, nous le vivons, nous le suivons, nous le sentons jusque dans nos moindres fibres, nos plus ténues sensations. J'aime à me laisser glisser sans peur le long de sa pente douce, infinie.

J’aime le bruit du temps qui s’écoule. J’aime les cliquetis des montres, les tintements grêles des vieilles pendules, le glissement sourd des balanciers d’horloges, les douze coups de minuit et l'unique de la demie. J’aime les cloches graves et sonores au creux de la nuit et le souvenir du quatrième top. J’aime les aiguilles qui tournent et virent, avancent ou retardent toujours un peu. J’aime les montres qui ont oublié les changements d’heure et affichent crânement soixante minutes de trop pendant quelques mois, souvenir d’été.

Quand j’étais enfant, au centre de la maison familiale, il y avait une horloge de bois roux au balancier de métal fleuri. Au milieu des chiffres romains, tout là-haut, il y avait le nom de mon arrière-grand-père qui l’avait façonnée et réglée. Le tic tac lent et tranquille et la voix de basse de ses dongs sonores résonnaient jusqu’à ma chambre et dans chaque recoin de la maison, rythme rassurant de mes années de petite fille. Le jour où elle s’est arrêtée, pour toujours, je me réveillais la nuit, chaque heure, guettant inquiète le trop-plein de silence.

Est-ce elle qui m’a donné ce goût du bruit lancinant des heures qui s’écoulent, du murmure de l’eau ruisselante ou du roulement des vagues, battements de cœur incessants. Et le chant du vent.

J’aime que rien, absolument rien ne dure, même si cette idée peut-être aussi réconfortante que terrifiante. J’aime savoir l’éphémère, les minutes par milliards de milliards, la suivante toujours différente. J’aime que le temps passe inexorablement car il estompe les chagrins et embellit la mémoire. J’aime que les larmes sèchent avec les années et que les souvenirs s’attendrissent. Et que les rires restent, souvent.

Je n’ai pas le choix de vieillir ou pas, mais ça ne me dérange pas, tant que je suis pleinement présente à moi-même. Je ne déteste pas le tic tac de mes cheveux blancs qui s’additionnent peu à peu aux bruns. Et le bruissement de la peau autour de mes yeux, si fine, qui se fait soie et se froisse, insensiblement, chaque jour un peu plus, ne m’attriste pas. Chaque ride me rapporte un souvenir, me raconte une histoire connue de moi seule. Je préfère celles en éventail du coin de mes yeux, témoins de mes rires, à celles plus amères qui furent les ravins de mes larmes. Je me suis un peu perdue parfois dans le lit de ces cruelles petites rivières-là, mais tout autant trouvée. J’aime infiniment ce mot de la grande Anna Magnani à un photographe : « S’il vous plaît, ne retouchez pas mes rides, cela m’a pris si longtemps pour les gagner ».

J’aime savoir que rien n’est figé, que tout mue et change, et vieillit. Oh, bien sûr, la peau est moins fraiche, le teint moins rose et l’ovale moins lisse. Mais j’ai l’impression que de mes yeux plissés je vois un peu plus clair, un peu plus simple. Ils me donnent à voir des choses que je ne voyais pas quand ils étaient pourtant moins myopes. Ils me font ce cadeau, aujourd'hui plus qu'hier, de profiter de la moindre parcelle de beauté.

Le temps m’a appris à nuancer les peurs et les chagrins, puisque je sais qu’il y en a eu, qu’il y en aura, et qu’ils passeront pareillement. Il me donne à penser que cette petite tristesse du jour présent ne sera peut-être plus la même demain, transformée en quoi ? Je suis interminablement curieuse de le savoir.

Commentaires

1. Le mercredi 28 mars 2007, 17:46 par tita67

Tic tac et smack : )

2. Le mercredi 28 mars 2007, 17:47 par Nawal

... En "Joie" Darling, en "Joie" ! Ps : J'ai décidé qu'en 2007 quoi qu'il arrive je serai positive ;-) Bizzz de "ça fait un bail".

3. Le mercredi 28 mars 2007, 20:02 par Fauvette

J'aime quand tu nous envoûtes, j'aime ce billet. Tout en le lisant je n'ai pas vu le temps passer ! Sorcière ? Je t'embrasse Traou.

4. Le mercredi 28 mars 2007, 21:07 par valclair

Evidemment c'est comme ça qu'il faut le prendre. Tout change, tout passe... C'est bien de pouvoir en aimer l'idée et ne pas seulement s'y résoudre

Ce n'est pas toujours facile notamment quand on le confronte à l'idée du terme comme j'ai eu un peu tendance à le faire ces derniers jours.

Et ton billet une fois de plus est magnifique... Merci Traou

5. Le mercredi 28 mars 2007, 21:56 par Madeleine

Quelle sagesse se dégage de tes mots ... grande Traou !
Attention sagesse ne rimant pas avec tristesse ou vieillesse ! Plutôt avec ce qu'on a appris au cours de notre vie et qui nous permet d'avancer, de savoir qu'on a fait les bons choix (ou pas quelquefois) et qui nous laisse sans regret mais avec le sentiment que tout est encore à inventer, à vivre ...
Et puis ce serait sympa de compter nos rides à 90 ans :))

6. Le jeudi 29 mars 2007, 02:15 par Bailili

Il y a quelques phrases que j'ai "copiées-collées" tellement elles m'ont apparues lumineuses et tellement vraies...

A 40 ans et des brouettes, je suis très satisfaite de mes rides et du temps qui m'a marquée. Je suis heureuse et ça se voit...

7. Le jeudi 29 mars 2007, 09:43 par gilda

Jacques et Guillaume manquaient un peu de sensibilité féminine sur le sujet, voilà qui les complète fort bien. Quel beau billet une fois de plus.

Je ne connaissais pas la citation de La Magnani mais je sens que je vais m'en approprier une partie (pas le début je vois pas qui pourrait avoir envie 1/ de me prendre en photo 2/ de retoucher le résultat).

C'est marrant les cheveux blancs j'y pensais l'autre jour à cause d'une discussion de cantine. En gros pour la plupart de mes collègues une femme qui laisse blanchir sans tricher c'est une femme qui se néglige. Et évidemment j'étais la seule tenante de l'inverse (en plus que je vois pas du tout pourquoi le poivre et sel qu'on trouve charmant chez un monsieur chez une dame, pas ; sans compter aussi que rien n'est plus impitoyable que des poils sombres au dessus d'un visage ridé - les ex-blondes n'ont pas ce souci - ( à part peut-être des poils sombres sur un visage artificiellement dé-ridé) ).

J'ai beau en baver des ronds de chapeaux, je me sens moins mal aujourd'hui qu'à 20 ans puisque je me rapproche enfin du travail qui m'attendait, que les enfants puisque la vie m'a accordé d'en transmettre sont dépotés (cf. la conversation chez Vroumette) et déjà bien autonomes (quand ils vont bien), qu'après avoir plusieurs fois frôlé la fin j'ai finalement survécu et que globalement je me sens en moins mauvaise santé qu'avant. Je n'ai pas encore (pas déjà ?) l'impression d'avoir moins d'énergie qu'avant, bien au contraire (puisqu'à présent je sais ce qui me va, même si je n'y parviens guère). Donc oui, le temps peut être un chouette allié, contrairement à ce qu'on veut nous faire croire (1) et tant que la machine accepte de fonctionner.

(1) forcément, si on s'accomode de comme on devient, du coup on ne consomme rien des produits de triches, quel(le)s mauvais(e)s citoyen(ne)s !

8. Le jeudi 29 mars 2007, 12:00 par luciole

En forme de ricochet à ton si joli texte voici ce que j'ai écrit il y quelques temps ... sourire ...

Le temps

Le temps glisse et passe sur moi, s'il ne laissait pas de trace, quelle angoisse.
Chaque ride, ridule, rigole, est la marque de cette vie qui passe sans lasse, qui plisse ma peau, rien ne s'efface.
Je ne porte pas de masque côté pile, côté face.
Des places de larmes, désarmes mes joies, mes émois se lisent à mon visage, vises mon âge mon ange.
Je grise ma vie d'ivresse, la liesse me lie aux pages pays pas sage, je passe, désolée si je dérange.
Des griffes à belles dents, je mords dedans avant la mort, la belle au bois dormant sort de ses langes.
Le temps crisse et glace vos miroirs, s'il laissait la plaie saignante, quelle poisse.
Je m'écorche à ses roches et lèche mon palais, cherche à mes poches la grâce du petit poucet
Poussée par l'aventure, je m'enlove au vent, lézarde les murs, hasarde ma vie, me dépasser.
Des passes de bal, danse la valse, mon tempo, à lisière d'o, aux rivères des fièvres enlacées.
Furie des passions rieuses, sensation dévoreuse d'envie, peureuse, heureuse, pulsion d'éclat
Donne de ma voix pour toi, sans loi au loin ma joie, jouir d'élire mon roi, frissonnent tes pas.
Ah, l'or c'est le rire qui défie la mort, des fils amant, défile la vie, file le temps mais pas sans moi.

9. Le jeudi 29 mars 2007, 15:07 par Rose

Sans doute que je devrais faire de ce texte mon texte de chevet, comme on a un livre de chevet... J'admire et dans le même temps, on ne choisit pas le bonheur ou le malheur, alors... je ne sais pas. :)

10. Le jeudi 29 mars 2007, 19:03 par pomme

C'est très beau...

11. Le jeudi 29 mars 2007, 23:23 par Coumarine

oui...très vrai aussi...

12. Le jeudi 29 mars 2007, 23:42 par Traou

Vous allez rire, je manque de temps... Il a filé toute la journée à un rythme qui m'a empêchée de vous répondre chacun...

Je découvre ce soir les onomatopées malicieuses de Tita (Ti Ta, Tic Tac, tiens, tiens...)

Nawal, quand prend fin le "bail", au fait ? Parmi tes bonnes résolutions, y a-t-il celle de fréquenter un certain "Assassin" mercredi prochain ?

Fauvette, ça ne me déplairait pas d'être sorcière et de jouer avec le temps, et puis elles sont plus rigolotes que les fées !

Cher Valclair, suivre le courant est finalement beaucoup moins fatiguant. Quant au terme, tu sais que je n'y crois pas ;-)

Sagesse, sagesse... Y'a beaucoup plus de jours où je ne suis pas sage, j'ai l'impression, Madeleine ;-) Demande à Jim, pour voir ! D'accord, pour le rendez-vous des 90 ans, on comptera en faisant un gueuleton !

Il est certain qu'on se fiche éperdument de ses rides quand on est heureux, Baïlili, enfin je crois...

Gilda, j'ai du louper un truc, ou je suis fatiguée de ma journée, mais c'est qui Jacques et Guillaume ?... Quant aux cheveux blancs, j'adore les femmes encore jeunes qui ont des cheveux tout gris, ça peut être super beau.

Luciole, je n'ai pas de mots pour dire à quel point les tiens m'émerveillent et m'émeuvent, chaque fois... Merci de ce texte.

Rose, tu me fais penser que cela fait longtemps que je veux écrire quelque chose sur la notion de choix. On ne choisit peut-être pas le bonheur ou le malheur, on choisit la réaction qu'on leur oppose. On choisit le refus ou l'acceptation. On choisit le chemin que l'on fait à partir de là...

Merci à toi, jolie Pomme :-)

Et à toi, chère Coumarine, itou (même si je pense que beaucoup de femmes - et d'hommes - éprouvent fort peu d'affection pour leurs rides, et pour le temps non plus, mais cela ne m'étonne pas que nous nous retrouvions là-dessus, toi et moi)

13. Le vendredi 30 mars 2007, 09:57 par céleste

superbe texte; je ressens la même chose, j'aime vieillir, j'aime les souvenirs, le recul que l'on a par rapport aux autres et aux événements.

merci pour ce moment d'émotion et de réflexion

14. Le vendredi 30 mars 2007, 10:43 par Nawal

Je ne sais pas encore Chère Traou, pour tout te dire j'ai une bonne raison voire une très bonne raison de me "m'être au vert" en ce moment ;-) Bizzz !

15. Le samedi 31 mars 2007, 08:32 par claude

et moi, j'aime beaucoup ton texte...

16. Le samedi 31 mars 2007, 21:30 par Crick

Ppffff !! Bluffé par ce billet magnifique !! Merci ma petite Traou pour ce si joli partage !! Tic Tac à bientôt j'espère ;) Bises.

17. Le samedi 13 octobre 2007, 14:44 par elvi4

Oui, c'est un très beau texte, merci du plaisir de cette lecture.