Un dimanche de 2002

(en forme de ricochet à certain petit caillou...)

On s’éveille ensemble, torpeurs et chaleurs mêlées. Là-bas, très loin, de l’autre côté de la fenêtre, la campagne a l’air si froide, trop matinale encore. On va rester encore dans notre vaste couette, faire l’amour comme la suite d’un rêve à deux, se rendormir un peu.

Un baiser sur mon épaule. «Café ici ? Café en bas ?». En bas, j’aime bien, les coudes calés sur la longue table en bois, on se regarde par-dessus les bols. Nos yeux s’aiment.

Il y a des lambeaux de blanc qui flottent autour des arbres. Ouatent le silence. Juste nos pas dans la terre et les feuilles odorantes. La vue à perte de campagne. Sa main qui m’aide à enjamber un tronc. Garde la mienne.

Les ados émergent à peine, céréales d’enfance et airs de grands. Ils réclament des frites pour midi. Un poulet aussi. Et repartent dans leur tanière.

La bête est au four, le salon est à nous. On esquisse des pas de danse sur Joao Gilberto. On écoute de vieilles chansons françaises qui nous mettent en joie : «Sous les palétuviers» de Pauline Carton et Jean Nohain. Les ados, l’air écoeuré, préfèrent fuir ces avanies de vieux et affronter la campagne à leur tour. Ils reviendront poussés par la faim.

Au bout de la table, je le regarde découper le poulet avec des gestes sûrs de patriarche. Nourrir sa nichée. Il mange à même la planche qu’il garde devant lui. Nous partageons un très bon vin, réunis par ce plaisir-là aussi, face aux buveurs de bulles trop sucrées.

Après le déjeuner, les ados remontent écouter de la musique décente. Nous restons à table, paresseusement, finissant le vin, parlant.

Il se lève pour aller dans la cuisine. En revenant à table, s’arrête à côté de moi, se penche pour me donner un baiser. J’attrape sa taille, l’entoure de mes deux bras, noue mes mains derrière son dos, le serre contre moi.

Moi assise, lui debout. Mon visage lové contre sa chemise. Nous restons comme ça longtemps, mon oreille tendrement collée à son ventre entend, sent plutôt sa voix venue d’en haut et de l’intérieur de lui, chaude. Je regarde autour de moi et je pose des questions sur les objets que je vois. J’ai envie qu’il me parle longtemps de tout ou de n’importe quoi, juste pour rester là contre lui, à sentir son corps chaud vivre et battre tout contre moi. Je pourrais rester des milliers d’années dans cette tendresse et cette chaleur-là, à écouter vibrer sa voix tout autour, à l’intérieur de moi.

Il s’éloigne doucement pour aller chercher un objet sur lequel je l’interroge et me le montrer de plus près. Je le regarde, l’écoute, il me donne un baiser. Ce moment-là est fini. Il me restera toute ma vie.

Le soir, après une sieste douce, un après-midi paresseux, il m’emmène à la gare. «Tu es sûre, tu ne veux pas rester ce soir ?». Non, je t’ai déjà volé à tes enfants tout le week-end… Et puis demain, et puis mes affaires que je n'ai pas, et puis le boulot, et puis plein de raisons qui n’en sont pas. Dans le train, je rêvasse, Annie Lennox dans les oreilles, en regardant par la fenêtre la campagne se transformer en banlieue triste. Une ou deux gares plus loin, un gamin essaye de me voler mon sac quand la sonnerie retentit, espérant filer avec avant la fermeture des portes. Je m’agrippe dans un réflexe, plus costaud que lui, il renonce. Même pas eu peur, la musique toujours dans les oreilles, juste un dimanche soir un peu amer…

En arrivant, je lui envoie un petit mail :

Objet : Arrivée à bon port…

...Ai juste failli me faire arracher mon sac à Conflans Sainte Honorine...
Heureusement, le voleur était un tout petit gabarit. Donc mon sac était quasi plus lourd que lui. Mais si le garçon avait été un chouïa plus grand et déterminé, je serais à l'heure qu'il est sans argent, papiers, clés...etc... La prochaine fois que je viens chez toi en train, c'est les mains vides !
Là, j'ai un potage de légumes qui cuit et un bain qui coule, je vais donc aller me plonger dans l'un et manger l'autre après (il ne faut pas que je me trompe).
Je t’embrasse aussi doucement et tendrement que ce week-end fut.

Il m’appelle un peu plus tard, inquiet. Ne veut plus que je prenne le train seule dans les banlieues qui mènent jusque chez lui. Me dit d’un ton faussement détaché :

- La solution, c’est peut-être que tu viennes vivre à la campagne….

Je bafouille. Demande s’il en a d’autres, des idées géniales. Je l'entends rire au loin. Me souhaiter une bonne nuit de sommeil et de réflexion. Je m’endors émue.

Commentaires

1. Le lundi 26 février 2007, 00:52 par Christine

Pas trop envie d'aller retrouver ma couette ce soir alors je navigue de blog en blog. Certains m'accrochent un peu, d'autres moins et je tombe sur ton texte et je reste scotchée. Cette histoire je l'ai un peu vécue mais tu as une telle manière bien particulière de raconter... C'est très beau, merci à toi pour ce très bon moment. Je vais pouvoir aller me lover seule sous ma couette depuis que mon petit Ice Tea nous a quittées, laissant un vide dans la petite famille que nous formons avec mes deux filles. Je vais rêver à ces moments magiques que j'ai vécu aussi et que tu décris si bien.

2. Le lundi 26 février 2007, 01:00 par Fauvette

J'aime bien "Nos yeux s'aiment", c'est beau Traou la voyageuse.

3. Le mardi 27 février 2007, 13:00 par Madeleine

C'est si bien décrit ...

4. Le mercredi 28 février 2007, 13:30 par gilda

J'aime beaucoup ton idée de "un jour d'un an". J'y ai même réfléchi en me rendant compte non sans tristesse que si je devais me livrer à cette exercice une seule de ces journées particulières dont le souvenir reste gravé "en entier" concerne quelque chose d'heureux. Je crois que je vais donc sagement m'en tenir aux années !

J'aime beaucoup les adolescents qui vont et viennent. Je me dis aussi que je n'ai jamais été aimée comme ça (1) et que c'est remarquable de ta part de savoir partager ce bonheur si rare. Le bonheur est si délicat à écrire sans tomber dans la mièvrerie.

(1) d'où peut-être que l'amitié était devenue trop importante pour moi (?) et que c'était trop pesant pour les tout plus proches (??)

5. Le mercredi 28 février 2007, 13:58 par Traou

Bonjour Christine et merci de ton passage ici. J'ai trouvé ton site chez d'autres, car le lien que tu mets là-haut mène à une page qui n'a rien à voir... A bientôt !

Merci Madeleine, merci Fauvette. C'est un voyage dans le temps, cette fois...

Je ne sais si je me tiendrai à cet "exercice" pour chaque année, Gilda. C'est juste que je suis étonnée que certaines de nos journées restent gravées dans nos mémoires dans leurs moindres instants anodins, les pires ou les meilleurs.

6. Le mercredi 28 février 2007, 21:33 par samantdi

Ce billet a un grand pouvoir d'évocation pour moi aussi... je me souviens d'un dimanche vécu comme celui-là, une promesse de bonheur, un moment parfait (dont on n'a rien fait, d'ailleurs après, l'homme en question et moi, mais ça n'enlève rien à cette journée-là).

Parfois je me demande si les gens continûment heureux vivent une succession de journées comme celles-là, qui auraient chacune cette intensité. Je ne sais pas. Ce n'est pas le souvenir que je garde de ma vie en couple. Il me semble qu'il y avait de éclairs de moments parfaits, dans un quotidien ordinaire.

A relire ce billet, je me rends compte à quel point je te trouvais de manque, dans mon agrégateur, je suis bien contente que tu te reviennes par ici.

7. Le jeudi 1 mars 2007, 20:06 par Traou

Très touchée de ton comm', Samantdi... A bientôt ici ou ailleurs (ou en chair et en os, d'ailleurs. Bientôt, non ?)

8. Le vendredi 2 mars 2007, 14:11 par Pablo

J'attendais les autres commentaires pour laisser le mien : mais ça ne m'étonne pas qu'il n'y en ait pas beaucoup : je suis resté ému et muet aussi bien par le plan général que par le gros plan sur ce dimanche-là à la campagne.

9. Le vendredi 2 mars 2007, 16:17 par Traou

C'est drôle, Pablo, j'en parlais à Gilda pas plus tard que tout à l'heure : le nombre des commentaires est parfois inversement proportionnel à la fréquentation des billets... Celui-ci en est un exemple flagrant. Tu m'éclaires cependant sur les raisons possibles de ce silence, j'ai du mal à me rendre compte...