Inde 2è - Varanasi

31 décembre – Je quitte Agra, ses splendeurs et ses marchands du temple qui vous harcèlent sans fin dans les rues, là où les rickshaws sont les plus chers de toute l’Inde et n’hésitent pas à vous amener là où ILS le souhaitent, boutique ou restaurant, en vous faisant carrément savoir que si vous n’acceptez pas de manger ou d’acheter là, ils ne percevront pas de commission et ne nourriront pas leur famille…

Je m’apprête à passer ma nuit de réveillon dans un train pour Varanasi, autrefois Bénarès. Comme je suis moyennement aventurière, j’ai pris une réservation en première. Je ne me vois pas passer la nuit enchainée à mon sac (les chaines se vendent sur le quai de la gare). On ne m’a pas trouvé de place dans le direct Agra-Varanasi, alors j’ai opté pour le Tundla-Mughal Sarai, deux gares plus petites à une vingtaine de kilomètres chacune des principales. J’arrive tôt, le train est en retard : quelques heures d’attente sur un quai de gare indien un soir de 31 décembre, c’est un peu blafard. L’éclairage est coupé régulièrement. Quand la lumière se rallume, elle ranime en même temps les milliers d’oiseaux qui crèchent au-dessus des quais et se mettent à hurler de joie. Si j’ai mis un voile sur ma tête, c’est autant pour essayer de passer un peu plus inaperçue car on me regarde comme une extra-terrestre, que pour éviter d’avoir des chiures d’oiseau plein les cheveux. Des enfants viennent plus près de moi pour contempler l’étrange créature que je suis. Je leur offre des petits porte-clés Tour Eiffel que j’emporte partout avec moi. Une femme avec un bébé me pose les questions rituelles : « D’où je viens ? Est-ce que je suis mariée ? Des enfants ? Est-ce que je vis avec mes parents en France ». Mes réponses négatives la plongent dans la plus extrême perplexité. Une femme seule est une sorte d’aberration, ici.

Cinq heures du matin, j’arrive à Mughal Sarai dans le froid et le brouillard du matin du premier jour de l’année. J’ai reçu quelques sms en direct de fêtes parisiennes, cela paraît loin, loin. Pas de voitures, j’accepte la proposition d’un conducteur de rickshaw et m’enveloppe de tout ce que j’ai de plus chaud, car je m’apprête à rouler pendant près de deux heures dans l’air froid et les cahots.

J’avoue que c’est le seul moment du voyage où je me suis dit qu’il pourrait m’arriver n’importe quoi, que je pourrais disparaître là sans que personne ne sache jamais ce qui me serait arrivé… Nous roulons dans la purée de pois la plus épaisse que j’ai jamais vue. Comment discerne-t-il les courbes des virages ? Mystère. Où m’emmène-t-il ? Ce pourrait être n’importe où. Au milieu du chemin, le conducteur fait une tentative pour m’extorquer le double du prix de la course que nous avons négocié avant de partir. Il s’arrête au beau milieu de tout ce blanc et m’annonce un nouveau tarif. J’ai un peu l’habitude et je campe fermement sur ma position. J’en mène moins large que je parais : et s’il lui prenait l’envie de me larguer là, au beau milieu de nulle part ? Mais non, il repart, de mauvaise humeur, mais il repart. A l’arrivée, il portera même mon sac dans le dédale de ruelles où se trouve mon hôtel, et je le gratifie d’une substantielle prime.

J’ai choisi un hôtel dans la vieille ville, le Chowk, en haut d’un ghât. Les ghâts, ce sont les escaliers qui longent toute la rive ouest du Gange, où est bâtie Bénarès, que j’ai du mal à appeler par son nouveau nom, Varanasi. En ce premier matin, comme ma chambre n’est pas encore libérée par les fêtards de la veille, j’y ferais ma première promenade, fatiguée mais immédiatement heureuse d’être là. J’ai aimé Bénarès à la première seconde et chaque instant dans cette ville a été émotion…

Bénarès

Bénarès

La ville est dédiée à Shiva, et des milliers de pèlerins y viennent de partout pour faire leurs ablutions dans le Gange, le fleuve sacré. Il n’y a rien à « voir » de particulier à Bénarès, pas de monuments, à part le Golden Temple qui est interdit aux non-hindous… Il n’y a là rien d’autre à faire qu’à marcher, regarder, s’asseoir au bord de l’eau, sentir les effluves du Gange, en suivre la courbe en arpentant les ghâts ou bien en bateau, se mêler à la vie bruissante du bord du fleuve. Certains se lavent, prient, font la lessive, baignent leurs buffles, pendant que les enfants jouent au cerf-volant. On y croise des sadhus vêtus d’orange, pour certains impressionnants. Il y a des barbiers qui peuvent vous raser la tête si vous le souhaitez (j'ai vu quelques occidentales le faire...), des hommes, des femmes, des enfants qui fabriquent des galettes de bouse de vache (denrée abondante) qui sèchent au soleil et dont je ne sais pas bien à quoi elles servent. Il y a aussi, parmi d'autres attractions, un charmeur de serpents qui guette le touriste. On est sollicité sans fin par des vendeurs de cartes postales ou de colliers bariolés, des enfants qui vous demandent votre nom et d’où vous venez. Ceux-là ne savent sans doute ni lire ni écrire, mais parlent les langues de tous les touristes qu’ils ont rencontrés dans leur courte vie. Même si leur vocabulaire est parfois surprenant. Quand j’annonce que je suis française, la question rituelle est « Paris ? Lyon ? Bordeaux ? », suivie d’un non moins rituel « France ! Oh la la ! » et d’un éclat de rire. Ensuite ils égrènent toutes les expressions en français qu’ils connaissent, et qui sont sûrement celles qu’ils entendent le plus fréquemment, c'est-à-dire : « Fous-moi la paix », « Lâche moi les baskets » « Laissez-moi tranquille »… et ainsi de suite. Il faut croire que certains touristes perdent vite patience devant leurs sollicitations (harcèlement ?) permanentes…

Bénarès

Bénarès

Bénarès

Bénarès

Bénarès

Bénarès

Bénarès

sadhu

sadhu

On peut aussi se perdre dans le Chowk, un dédale de ruelles minuscules et d’échoppes miniatures, ou l’on paie 1 ou 2 roupies pour un verre de chaï brûlant servi dans un petit récipient en terre que l’on jette ensuite au sol où il sera réduit en poussière par la foule ininterrompue de gens et de vaches, plus nombreuses ici qu’ailleurs. Il arrive fréquemment dans ces venelles exiguës que l’on doive se plaquer contre un mur pour laisser passer un de ces sympathiques et bien maigres ruminants ou bien un corps enveloppé d’un linceul doré, posé sur une civière que quelques hommes emmènent au pas de course vers un ghât de crémation.

Et oui, ici, c’est aussi la ville où les hindous viennent mourir. Deux ghâts sont consacrés aux crémations. Le feu y est allumé sans interruption et j’ai vu parfois jusqu’à 20 bûchers brûler en même temps, d’autres corps posés au sol attendant qu’un emplacement se libère.

ghât crémation

Je peux concevoir que cet endroit choque notre perception occidentale de la mort, chez nous si cachée, si aseptisée, si tabou. Pour ma part, je crois que c’est ce qui a fait que je me suis sentie si bien à Bénarès, si paisible. J’y ai trouvé la Vie enfin représentée dans son ensemble, du début à la fin. La mort y est très naturellement intégrée. Cela m’a si souvent manqué, chez nous.

Sur les ghâts de crémation, les corps sont amenés, enveloppés de linceuls dorés, recouverts de guirlandes de fleurs orange. On les immerge dans le Gange, parfois on dégage la tête pour donner à boire au mort une dernière gorgée d’eau du fleuve sacré (cela fait partie du rituel des ablutions des vivants). Ensuite, il attend son bûcher sur la berge, et les petites chèvres ravies viennent chiper les guirlandes de fleurs pour les manger. Dans les rues du Chowk alentour, on vend du bois, toutes sortes de bois. Il s’entasse aussi sur des bateaux devant le ghât, en quantité impressionnante. Le plus cher est le bois de santal, qui sent si bon en brulant mais que toutes les familles n’ont pas les moyens de s’offrir. Toutes les familles n’ont d’ailleurs pas les moyens de payer l’intégralité du bois nécessaire pour brûler un corps entier (environ trois heures de temps), alors les restes sont jetés dans le fleuve, paraît-il. Personnellement je n’en ai pas vu.

Bénarès

Ce qui est ici incroyable, c’est que l’activité de crémation est partie intégrante de la vie du bord du fleuve, au même titre que toute autre activité quotidienne : à quelques mètres des bûchers on trouve les lavoirs et les saris qui sèchent au soleil. Les cerfs-volants des enfants entremêlent leurs fils aux fumées qui s’élèvent, les conversations sont animées et parfois rieuses sur la berge des bûchers, réservée aux hommes de la famille des défunts. Et un matin sur un canot rose, le batelier s’est arrêté pour discuter avec un confrère d’un canot bleu. Nous sommes restés là quelques instants, tous proches d’un bûcher d’où dépassaient deux pieds plus ou moins revêtus encore de leur linceul. Et tout cela paraît si naturel…

lessive sur les ghâts

lessive sur les ghâts

lessive sur les ghâts

lessive sur les ghâts

lessive sur les ghâts

Je reviendrai à Bénarès, sans aucun doute, pour y rester quelque temps, j'espère. Le dernier soir, à l'heure de la puja (la prière bi-quotidienne, un peu trop mise en scène à mon goût sur le ghât principal...) j'ai acheté à des gamines de petites bougies posées sur des pétales de fleurs, dans de petits récipients que l'on confie au Gange, où ils vont rejoindre des milliers d'autres qui emportent des voeux au fil de l'eau. L'un de mes voeux à moi était celui-là : revenir ici.

Bénarès

Bénarès

voeu

Commentaires

1. Le lundi 19 février 2007, 06:26 par Joël

Très beau récit, superbes photographies. Concernant les bouses de vache, je crois que cela sert surtout comme combustible. Au Sud de la ville (à portée de marche du Chowk), il y a quand même d'assez jolis monuments que j'ai visités au début de mon voyage fin décembre : le temple de Durga (l'enceinte est rouge vif) et un autre dédié à Tulsi Das, l'auteur d'une version du Ramayana en hindi (le texte intégral est écrit sur les murs de ce grand bâtiment à deux étages). Mon séjour à Mumbai s'achève : je rentre à Paris demain matin.

2. Le lundi 19 février 2007, 08:53 par gilda

dommage, pas pu savourer, pars à l'usine mais ça faisait quand même du bien de passer.

PS : si j'avais pu imaginer que les SMS passaient (tu as un abonnement grand luxe grands voyages ou quoi ?) je t'en aurais envoyé un.

3. Le lundi 19 février 2007, 13:06 par Nawal

Merci Madame ...

4. Le lundi 19 février 2007, 21:22 par claude

j'ai vu et ressenti les mêmes choses que toi et ça fait du bien de reprendre ses anciennes traces...

5. Le mardi 20 février 2007, 11:35 par Fauvette

Merci Traou. Je vais revenir, c'est trop beau !

6. Le mercredi 21 février 2007, 00:51 par Bailili

Comment ont-ils pu changer le nom de cette ville ? Si mythique... Quand je suis partie de Chine, j'ai fait le même vœu : y revenir. Et j'y suis revenue quelques temps après, mais le vœu est toujours d'actualité...

7. Le mercredi 21 février 2007, 07:02 par Chondre

Ah Bénarès et les eaux "pures" du Gange. Un reportage consacré à cette ville et aux riches indiens qui venaient y passer leurs derniers jours pour mourir près du fleuve a été diffusé il y a quelques nuits (insomnie quand tu nous tiens). Mais je croyais que les Indiens se rasaient la tête juste après un deuil? Quant aux bouses de vache, un secret de beauté peut-être?

Et pour terminer sur un très mauvais jeu de mots de mon copain Srini, Shiva la guerre, Vishnou la paix (...)

8. Le mercredi 21 février 2007, 12:55 par Madeleine

J'aime voyager depuis le bureau grâce à toi.

Tes photos ont un léger voile que n'avaient pas celles de l'année dernière. Je me les rappelle plus colorées. A quoi est-ce dû ? au temps, à la photographe, aux lieux qui sont différents ?

9. Le mercredi 21 février 2007, 13:32 par Fauvette

Je prends la suite de Madeleine (même lieu le bureau, enfin pas au même endroit, c'est amusant). J'ai lu avec ravissement ton texte, et que dire tes photos : magnifiques !

Je me demandais si tu avais voyagé seule par choix ?

10. Le mercredi 21 février 2007, 14:03 par Traou

Ah, je savais bien Joël que tu saurais à quoi sert la bouse de vache séchée (je n'étais pas très sûre du combustible). Et welcome back !

Je crois que les sms passent toujours, Gilda... (enfin je dis peut-être une grosse bêtise, à vérifier)

Quand pars-tu, Nawal ? J'aimerais bien voir des photos de tes tribulations indiennes...

Bonjour Claude, j'ai vu un autre billet avec des photos de Bénarès sur un blog que je n'arrive plus à retrouver, zut. J'y ai retrouvé avec plaisir les mêmes sensations aussi...

Baïlili, après l'indépendance, beaucoup de villes indiennes ont simplement retrouvé leur nom "d'avant". Et je crois que Bénarès était juste une déformation du nom Varanasi que les anglais prononçaient mal. Malgré tout, c'est à ce nom-là que je pensais quand je rêvais d'aller dans cette ville, alors il signifie plus pour moi. (et je crois que les voeux se réalisent ;-))

Les indiens se rasent la tête après un deuil sans doute, les occidentales mères et filles que j'ai vu le faire là-bas, c'était juste pour le fun. Très peu pour moi... Oh, encore un jeu de mots, Tonton Chondre ! S'te plaît ! :-D

En fait, c'est pour ça qu'on aime être au bureau, Madeleine, c'est pour voyager tranquillement sur les blogs... :-) A cette époque de l'année, dans le nord de l'Inde, j'ai vu cette brume un peu partout le matin (sur le Taj Mahal aussi), mais spécialement à Bénarès où elle durait toute la matinée, à cause du Gange, je pense.

Oui, Fauvette, le fait de voyager seule est - en partie - un choix. 1 - je n'ai pas de zamoureux pour partir avec moi. 2 - j'aime aller où je veux comme je veux, changer mon itinéraire en cours de route si ça me chante. 3 - quand on voyage seul(e) on rencontre plein de gens !

11. Le mercredi 21 février 2007, 14:38 par Chondre

Après un Cantal Carnet, un Bénarès carnet? Wé, tous en Inde!

12. Le jeudi 22 février 2007, 13:43 par Fauvette

Tu devrais publier une carte pour que nous puissions suivre ton voyage ! Bonne journée !

13. Le mardi 26 juin 2007, 14:17 par roger23

Voici un lien où vous trouverez un documentaire très intéressant sur Auroville:

http://www.vodeo.tv/4-69-4386-auroville.html

14. Le mardi 9 décembre 2008, 22:33 par marguerite s

salut, ça m'a bien plu ton blog, je pars à varanasi très bientôt. Un p'tit conseil, un p'tit hôtel+?