Un café parisien, une heure, un dimanche

Il y a des éclats de voix. Des langues différentes qui se télescopent et se mélangent avec brusquerie à la voix du chanteur de raï diffusée, comme avec un voile, par le haut-parleur caché derrière une bouteille de Suze à l’envers. On est dimanche, il est trois heures de l’après-midi et les corps sont fatigués. Les voix aussi. Sur les tables, il y a surtout du café et encore quelques croissants. A ma droite, on s’est couché à 3 heures du matin ; à ma gauche à 6 heures et demie à ce qu’on dit.

Les cigarettes sont amères et les volutes de fumée voyagent et se répercutent entre miroirs et vitres, sculptées par un rayon de soleil intermittent.

Il y a quelques barres de néon bleues et vertes, vives et inutiles, oubliées sans doute de la nuit d’avant.

La mosaïque du sol est fissurée par endroits et l’on y écrase ses mégots. Certains ont l’air d’être là depuis toujours, petits fossiles coincés entre les triangles de céramiques bleus, jaunes ou rouges. On les exhumera un jour peut-être, à moins qu’ils ne disparaissent sous d’autres plus vivants, encore crépitants et fumants.

Un homme assis au bar interrompt parfois la lecture d’un roman pour fixer rêveusement la pancarte maladroite qui annonce que le café passe à un tarif supérieur après vingt heures. Il s’y replonge ensuite. L’a-t-il seulement vue ?

Sur la terrasse, on regarde la rue. Dans la salle, on regarde la terrasse. Qui regarde la salle ?

Une fille, très jeune, blottie sur la banquette du fond, croque sans presque faire de gestes les autres consommateurs avec des pastels gras. Son œil est vif, ses gestes courts et précis, sa concentration sans faille. Elle a un petit rire parfois quand un de ses sujets demande à se voir. Elle dessine les gens et moi je l’écris, elle.

Le bar est en S, blanc et marron, et ponctué d’un pilier de métal. La croqueuse a pris un pastel plus foncé pour le représenter. Derrière, il y a un, ou deux, parfois trois hommes qui se relaient, s’échangent, valsent au gré des commandes, des tables à servir ou à débarrasser. Ils ont des visages bleu-néon et des torchons sur l’épaule.

Des boules de Noël pendent encore du plafond sale, elles frémissent parfois ou se balancent doucement dans l’axe de la porte restée ouverte.

Un calendrier coincé sur une étagère, derrière des chopes géantes en verre, indique qu’on est en 2006. Sans lui, on pourrait être n’importe quand, hier, demain ou il y a dix ans. Il y a un vieux tarif des consommations, accroché par une chaîne presque rouillée sur le carrelage bleu passé du fond du bar, qui a oublié de passer en euros ! Sans doute l'a-t-on laissé là pour ne pas dévoiler derrière lui un rectangle plus clair, seul souvenir du grog à 20 francs et du Diabolo à 11 francs. Combien vaut un Viandox en euros ?

Le soleil tombe juste sur l’ovale bleu et rouge de la Licence IV sur la vitre. Bientôt il passera à côté, traversera peut-être les affiches scotchées ici et là , éblouira le jeune homme aux cheveux longs ou bien la fille au T-shirt blanc qui a l’air amoureuse de l’homme en face d’elle dont je ne vois que le dos.

Tiens, un mannequin doré sans bras m’espionne dans le miroir, sans en avoir l’air. Il est sûrement là depuis une éternité et a l’air de s’ennuyer.

Sur le bar, un des valseurs vient de poser un verre empli de rose, qui a sûrement un goût d’enfance. D’autres breuvages pétillent ou se taisent, transparents et bêtes.

Le distributeur de bière, à sept manettes comme un chandelier païen, pleure joyeusement sa mousse et son or.

Les valseurs doivent avoir peur du silence. Ils haussent le son et poussent la voix du chanteur quand le café se vide un peu. Peur du silence. On a alors l’impression que s’accélèrent tous les rythmes : le chuintement de la machine à café, l’eau qui coule de l’évier caché, le tintement des verres qui s’entrechoquent alors qu’on les range comme des petits soldats à la parade.

Les banquettes gardent des traces rondes de brûlures. Le vernis des tables s’est écaillé sous des milliers de verres. Il y a ici des souvenirs de disputes ou de rencontres. Des traces invisibles à l’œil nu d’amitiés ébauchées et de cuites qui ont dû finir dans le caniveau tout proche. Ici ou là, sur cette chaise fatiguée devant moi, quelqu’un a déclaré son amour, un autre est venu faire une pause dans une vie chaotique.

Une vieille dame ouvre sa fenêtre dans l’immeuble d’en face. Nos regards se croisent-ils ? Elle ferme ses volets. Il est quatre heures.

Commentaires

1. Le dimanche 23 avril 2006, 20:18 par Lou:)

C'est exactement ce que j'appelle "peindre avec des mots", et toi tu le fais magnifiquement.

Merci :)

2. Le dimanche 23 avril 2006, 20:30 par Anne

Traou, chère Traou, que de magie dans tes mots... Une lumière poudreuse illumine le bureau, j'entend en sourdine le bruit des conversations autour de toi...

Ton dimanche s'évoque tel qu'il est et en plus il appelle des images pas si lointaines, ailleurs dans Paris, d'autres gens, d'autres lieux, que peut-être j'écrirais ces jours-ci et pour lesquelles je vais regretter de ne pas avoir ta plume...

3. Le dimanche 23 avril 2006, 20:38 par luciole

Bon, là, je suis fan absolue!!! J'adore ce genre de voyage!!! Et puis je m'y retrouve tellement, ces heures de solitudes à épier autrui et déjà construire un univers, se raconter la vie, leur vie, trouver les mots non pas qui décrivent mais qui raconte au delà de la vue, l'émotion de l'instant perçue! tu fais ça a merveille, bravo!

4. Le dimanche 23 avril 2006, 21:14 par Swâmi Petaramesh

Que dire de plus que ce que "Lou" a déjà dit en premier commentaire ?
Magnifique peinture.

5. Le dimanche 23 avril 2006, 22:25 par labosonic

Merci beaucoup

6. Le dimanche 23 avril 2006, 22:40 par nuages

Très beau texte, chère Traou, qui me fait penser à certains ateliers d'écriture auxquels j'ai participé. Je me souviens qu'un jour, à deux ou trois, nous écrivions dans la galerie d'un cloître, tout près de chez moi d'ailleurs, et que j'avais décrit, au fur et à mesure, les gens de passage, la préparation d'un baptême, l'arrivée d'une famille élargie pour ledit baptême... On voit les gens, les faits que tu relates. Vie intemporelle d'un bistrot intemporel, d'un café usé par le temps et le passage des gens, par milliers...

7. Le lundi 24 avril 2006, 00:29 par bailili

oui, c'est toi la croqueuse qui dessine avec les mots. tout un art... magnifique !

8. Le lundi 24 avril 2006, 08:41 par nicky49

ce texte est digne d'un écrivain, beau, vivant, du journalisme aussi. J'ai découvert ton site par les liens de Bailili. Superbe, on le lit comme un bon bouquin !!!

9. Le lundi 24 avril 2006, 10:32 par Anitta

Splendide ! Et merci : grâce à toi, je viens comme de passer une heure dans un bar de Belleville en ta compagnie. Tu as su en humer l'atmosphère, en percevoir tous les sons, dessiner les contours de ses personnages. Et nous restituer le tout avec pudeur. Avec toi Traou, les images sont encore plus belles que les photos !

10. Le lundi 24 avril 2006, 13:52 par Traou

J'aime beaucoup cette expression, Lou "peindre avec les mots". Et puis ça tombe bien, je suis nulle en dessin, alors je le fais de ma façon à moi. Merci !

J'espère que tu peindras d'autres lieux, Anne. Pas question d'aller traîner dans les cafés enfumés, future maman ! :-)

Oui, je sais que c'est un "exercice" que nous aimons toutes les deux, Luciole : écrire un "carnet de voyage" dans une contrée inconnue... au coin de sa rue...

Merci Swâmi, je continue à barbouiller, alors !

Labosonic, je t'y ai emmené un peu avec moi. Peut-être même t'y ai-je volé une bouffée de cigarette... ;-)

Tu connais cet "exercice", Nuages : capter un instant d'un lieu, tenter d'en restituer le parfum, les sons, les gens... J'adore ça.

Baïlili, c'est vrai au fait, j'aurai pu demander à la "croqueuse" quelques-unes de ses esquisses pour illustrer ce billet... La prochaine fois.

Nicky 49, bienvenue ici et merci de ton enthousiasme ! J'en rougirais presque... :-)

Anitta, merci à toi, mais tu as perdu ! Ce n'était pas à Belleville ! Je m'enhardis à sortir de mon quartier, parfois ;-)

11. Le lundi 24 avril 2006, 14:07 par Vroumette

Eyh mais la vieille c'est ma mamie ! Elle fait tout pareil. Ellle ne t'a pas lancé un regard noire du style "qu'est ce que c'est que ces jeunes qui se dévergondent à quatre heure de l'après-midi au bistrot du coin". Si c'est le cas, c'est vraiment elle !

Mais je me demande : où était Jim pendant ce temps ? Laissé sans surveillance à coup sur !

12. Le lundi 24 avril 2006, 14:28 par chondre

C'est vraiment très très joli. Inspirée par Bellevillemuche peut-être?

13. Le lundi 24 avril 2006, 15:49 par c6l

voilà.. des mots pastels

14. Le lundi 24 avril 2006, 17:25 par Shaggoo

Ok, d'accord... Si tu le prends sur ce ton. Traou: +1 Mais attention, je n'ai pas écrit mon dernier texte: fais gaffe à ta plume !

Shag' - Jaloux professionnel.

15. Le lundi 24 avril 2006, 17:54 par libellul

très beau texte qui m'a projeté un instant dans ce vieux café très 19 ième siècle... :o))

16. Le lundi 24 avril 2006, 18:13 par Traou

T'inquiète pas, Vroumette, dans ces cas-là Jim est blotti dans mon sac à main, et je lui donne quelques gorgées de bière en douce. Il adore ça ! (elle habite le 18è, ta grand-mère ?)

Non, non, Chondre-qui-ne-lit-pas-les-commentaires, pas Bellevillemuche cette fois-ci. Mon ancien quartier : entre Barbès et Caulaincourt :-)

C6L, tu as vu où je traîne pendant que tu arpentes les remparts de Saint Malo... Heureusement que tu m'en as envoyé un petit peu...

Oh oui, faisons un duel, Shaggoo ! Je suis attentivement la deuxième manche chez toi, alors... (mais si tu ne publies plus que le vendredi, j'ai toute la semaine pour prendre de l'avance, hé, hé)

Libellul, c'est un vieux café tout passé, et avec une clientèle de tous styles et de tous âges selon les heures. Plein de vies qui se croisent, plein d'histoires à raconter...

17. Le lundi 24 avril 2006, 22:26 par Crick

Ah oui !! Vas-y continue de barbouiller, c'est tellement bien peint. Euh doucement avec la bière pour Jim, il est majeure ? D'ailleurs çà fait longtemps qu'on l'a pas vu. Hon, il est où ce débauché ;) ? Je veux des photos de Jim.....................................

18. Le mardi 25 avril 2006, 10:40 par Nicky49

T'ai-je dit, Traou, que je suis aussi une bretonne qui a vécu 13 ans à Paris...mais qui a été ravie de retrouver la verdure de la province...et là, je ne suis pas très loin de la Bretagne. Paris, j'y retourne en touriste, chaussures de rando aux pieds, pour voir ma cadette qui s'y est installée, alors que sa soeur aînée, elle, vit dans une campagne à peine ravitaillée par les corbeaux...comme quoi. Mais en ce moment c'est la Provence qui me manque... A très bientôt...je dévore tes billets journalistico-humouristiques. Bisous

19. Le mardi 25 avril 2006, 23:18 par Fauvette

C'est un régal, les sons, les images, tout y est ! Merci.

20. Le dimanche 30 avril 2006, 10:24 par obni

Joli texte.