Esther Kahn

J'ai revu hier soir le magnifique film d'Arnaud Desplechin "Esther Kahn", avec une émotion aussi intense que la première fois (j'avais pompé l'air à tous mes copains avec ce film à sa sortie, bien peu sont allés le voir, j'avais dû trop les saoûler... Dommage pour eux).

Esther Kahn, c'est d'abord une actrice : Summer Phoenix, qui irradie l'écran de sa présence brute, parfois très belle, parfois ingrate, avec un sourire rare qui l'illumine. (note "people" : Summer est la petite soeur du regretté River Phoenix, et de Joaquin Phoenix. Les autres filles de la famille s'appellent Rain et Liberty, quant à Joaquin, il apparait dans certains films sous le doux prénom de Leaf, on est écolo ou on ne l'est pas...). Elle a étrangement tourné peu d'autres films depuis, aurait-elle été "étouffée" par ce rôle ?...

Esther Kahn

Esther est fille d'ouvriers dans l'Angleterre de la fin du XIXè siècle. Horizon gris et brun, murs de pierre, ruelles étroites, univers réduit et sans beaucoup de portes de sortie : elle sera couturière, ou travaillera en usine, les mains brûlées de soufre ou piquetées de trous, qu'elle tente d'effacer le soir, car dit-elle "elle ne veut pas être marquée comme une esclave". Elle a la voix rauque, la bouche boudeuse et les yeux noirs (que son père qualifiera de "bovins"...).

Et puis il y a le théâtre, distraction que goûte Esther avec une intensité différente des autres, jusqu'à se risquer sur les planches un jour pour jouer une soubrette, juste dire quelques mots, qu'importe. Cette entrée sous les feux de la rampe sera sa venue au monde.

Je crois que si j'étais comédienne - ce qu'à Dieu ne plaise - je regarderais ce film trois fois par semaine pour y redécouvrir chaque fois le parcours de cette actrice-là. Car c'est de cela qu'il s'agit : la transformation d'Esther, le chemin de la chrysalide au papillon, la naissance d'une actrice, ses classes jusqu'à "la note" juste, enfin, celle qu'elle ne perdra plus.

Esther veut devenir actrice, une bonne actrice, même plus que ça. Mais il lui manque des clés, la technique, l'émotion, la vie, l'expérience... Elle apparaît lisse et entière, tendant vers son but mais sa passion est sans nuances, brute. Nathan, un vieil acteur va lui apprendre le chemin. Ces moments-là du film, les leçons de Nathan (merveilleux Ian Holm) à Esther sont peut-être les plus intenses, les plus émouvants : Esther apprend à marcher en instillant une émotion différente dans chacun de ses pas, à transformer les gestes en action, le bruit en paroles, et enfin, à perdre le sens des mots pour jouer, jouer...

Esther Kahn

Elle est prête à tout pour aller au bout du jeu, Esther : il faut la voir chercher - froidement - et à tout prix, un amant, le premier, parce que Nathan lui a dit que le fait d'être vierge, de n'être pas amoureuse, lui interdisait toute une panoplie d'émotions. Alors elle jette son dévolu sur un auteur (Fabrice Desplechin, étrange casting décalé, mais intéressant) et va se donner à lui sans minauderie, entièrement, pour que "ce soit fait". Elle n'en ressent d'ailleurs aucune modification sensible dans son jeu et en est presque déçue. Elle a besoin d'un peu de temps pour "apprendre" encore...

Il faudra que son amant s'intéresse à une autre pour que la violence des émotions - enfin - fasse son entrée dans le coeur et la tête d'Esther. Et dans son corps aussi (scène incroyable où elle se frappe sans fin le visage, animale, dans l'appartement vide de son amant parti avec l'autre).

Au cours de la première représentation de "Hedda Gabbler" (son premier grand rôle), longue séquence chaotique, douloureuse, où ses partenaires, les propriétaires du théâtre, la costumière, l'habilleuse, déploient des trésors de patience et de vigilance pour la faire "tenir" en scène, Esther fera l'expérience pour la première fois de sa vie de la souffrance, de la colère, du désespoir, et, au bout de ces émotions, du talent pur, actrice née sous nos yeux et ceux de son public...

Esther Kahn

Je crois que je vais m'offrir le DVD, pour le revoir encore, cette émotion-là ne s'épuise jamais.

Commentaires

1. Le jeudi 16 mars 2006, 18:01 par Fauvette

Ah je n'ai jamais vu ce film, et je ne comprends pas pourquoi. D'abord j'aime beaucoup les films d' Arnaud Desplechin, et ce que tu nous en dit ne font que me conforter dans l'idée qu'il faut absolument voir ce film. Merci.

2. Le jeudi 16 mars 2006, 20:44 par samantdi

Un film qui m'a enthousiasmée à moi aussi ! Très très beau...

3. Le jeudi 16 mars 2006, 21:03 par Madeleine

Pas vu non plus. Je note pour l'emprunter à la médiathèque.
T'as vu on te fait confiance ? :-)

4. Le jeudi 16 mars 2006, 23:15 par Fauvette

euh c'est ne fait, pas ne font, excuse please !

5. Le vendredi 17 mars 2006, 00:21 par bourik

pas si blasée que ça du cinoche, je vois!!!
ton blog est un monde d'aventure humaine "à la Dr Livingstone, I presume...".
Impressionné je suis.
Va falloir des mois et des mois!!!
Mais on va faire, promis, juré, craché.
Bizz

6. Le vendredi 17 mars 2006, 00:26 par bourik

quant à ton com à Sophie, il est merveilleux de justesse et de délicatesse.
C'est mon avis et je le partage!!!
Rebizz

7. Le vendredi 17 mars 2006, 08:29 par Traou

Fauvette > C'est un film à part dans la filmo de Desplechin : il s'éloigne de ses thèmes "parisiens" pour faire un film historique, en costumes et en langue anglaise... J'aime infiniment "Rois et Reines" mais celui-ci est d'une toute autre facture et me bouleverse particulièrement. (et ne t'inquiète pas, on tape tous un peu vite sur nos claviers parfois ;-))

Samantdi > Et une deuxième vision renforce encore ce sentiment...

Madeleine > Je rembourse ceux qui ne seraient pas satisfaits ! Tu me diras ce que tu en auras pensé.

Bourik > Bonjour, bienvenue ici et merci... Je t'ai croisé aussi là-bas avec émotion. A très bientôt et bizzossi ! :-)

8. Le vendredi 17 mars 2006, 10:22 par Ursun

Grâce à Traou, la culture vient chez vous ! :oP

9. Le vendredi 17 mars 2006, 10:56 par Traou

Ursun > C'est pas de la culture, c'est du plaisir ! De l'émotion ! :-)

10. Le vendredi 27 avril 2007, 23:08 par herowin

j'ai vu ce film plusiers fois et je suis d'accord cette émotion là ne s'épuise pas. parce que Ester Kahn raconte une destinée comme on en ignore. quand le narrateur nous la présente il dit "elle attendait, tout son corps semblait attendre" et ce n'est qu'à la fin qu'elle se révèle au public et à elle meme pour devenir ce qu'elle est. Tous nos pas, nos actions ont un sens et un jour tout devient évident, mais pour le savoir il faut un jour prendre un risque...

11. Le samedi 28 avril 2007, 16:37 par Traou

Herowin (joli pseudo), je trouve ta dernière phrase particulièrement bouleversante. Merci...