Un jour de 1982
Par Traou le dimanche 4 mars 2007, 20:54 - Une journée particulière - Lien permanent
J’ai 18 ans. Pas loin de 19 sans doute, c’est l’automne.
Je suis dans l’émerveillement de Paris que je découvre au quotidien. J’y vis depuis quelques semaines, en vrai. Moi, Bécassine fraichement débarquée de ma Bretagne.
Une chambre de bonne perchée tout en haut d’un escalier en colimaçon interminable et étroit. Je ne me souviens plus du nombre de marches. Je me souviens qu’il n’y avait pas de paliers, et des fous-rires piqués avec mon père le jour de mon emménagement car le moindre sac un peu volumineux se coinçait entre la rampe et le mur tout proche.
7 étages. 9 mètres carrés. Un lavabo. Des toilettes au bout d’un couloir sans fin. La vue sur Sainte Clotilde et les toits de Paris. La fac de ciné. L’apprentissage de la solitude. Le bonheur.
Je n’ai compris que beaucoup plus tard la tristesse de ma mère de me voir partir si tôt. Je me trouvais grande. J’étais petite encore. Et elle savait sans doute mieux que moi que je ne reviendrai pas. La vie de famille était finie pour moi. Je n’en ai plus beaucoup de souvenirs, 25 ans après.
Je vagabonde dans Paris entre mes cours. Je ne connais pas grand monde, ici. J’arbore encore une longue tresse sur le côté et un look de petite fille de bonne famille. A la fac, on me regarde avec étonnement. Je ne m’en rends même pas compte, si heureuse d’être là. Adulte à devenir. On met un peu de temps à prendre le chemin de soi-même.
Ce jour-là, à Montparnasse, il m’arrête dans la rue, armé d’un micro et d’un magnéto. Il me pose une question incongrue :
- Qu’est-ce que tu penses des chaussures ?
- Hein ?!
- Qu’est-ce que tu penses des chaussures ? !
- Mais ça veut rien dire ! Comment ça ce que j’en pense ? J’en pense rien.
(intérieurement : mais il est con, celui-là, ou quoi…)
- Non, mais en fait c’est pas ta réponse qui m’intéresse, c’est pour ça que je pose n’importe quelle question, je fais juste des essais de prise de son.
A quoi tient une amitié. Une question idiote. Il s’avère étudiant en cinéma, comme moi. Lui son truc c’est le son. On en discute autour d’un café sur le Boulevard Montparnasse. Ce soir-là, je m’endors un peu moins seule dans la grande ville : j’ai un ami.
On arpentera la vie ensemble pendant 19 ans. Jusqu’à un noir encadré dans Libé du 12 septembre 2001 qui me sautera violemment au visage.
19 ans à grandir ensemble. La musique pour lui, le ciné pour moi. Et sa saloperie de moto. Les amourettes et les amours, les siens et les miens, qui nous éloignaient parfois, jalousie des partenaires ou manque de disponibilité parce qu’on se consacrait totalement à l’âme sœur ou celle que l’on croyait telle. On se retrouvait toujours. Tous les deux seuls, rien que nous. Je n’ai jamais connu ses copains, il n’a jamais connu les miens. C’est pour ça que je n’ai pas été prévenue le jour où…
Une relation à deux, gaie et forte, et sincère même dans nos chamailleries. Le matin de mes 20 ans, je m’étais réveillée avec lui. On n’a jamais été amoureux, Jack et moi, on se tenait juste dans les bras l’un de l’autre en cas de besoin. On a toujours dormi ensemble sans s’interroger sur un lendemain à deux. Question idiote. Seule comptait cette relation qui nous rendait plus forts, qui nous faisait avancer.
Tous les deux, on s’interrogeait beaucoup sur l’ailleurs, sur l’après, sur le pourquoi de nos présences ici-bas. On en parlait sans fin, de cette quête, de ce mystère. J’ai prié quand il est parti, pour l’accompagner. Je sais qu’il croyait à cette force-là, qu’il en aurait fait autant pour moi. On s’accompagne encore aujourd’hui, je veux le croire. Depuis ce jour d’automne de 1982. Une journée particulière, que celle où on rencontre un ami. Je me souviens du ton de sa voix et du coin de rue exact où il m’a mis ce foutu micro sous le nez. Je ne sais toujours pas ce que je pense des chaussures… (Jack, sans blague, c'était vraiment très con)
Commentaires
Pris par la sincérité de vos écrits, je renverse les rôles. J’ai 18 ans passés, donc je m’imagine dans votre situation, seul à Paris pour ébaucher le dessin de ma vie. Non c’est impossible ! Vous aviez un quelque chose en plus, une force que je n’ai pas. C’est une chose à laquelle je n’avais jamais songé…..Si tu était seul… là maintenant, et par obligation devoir faire face à tous les imprévus de la vie. En serait-tu capable ? Je suis malheureusement convaincu que non ! Merci de ce joli texte, qui m’a promené au travers des Ricochets et qui pousse à la réflexion. Bises. xuan-lay
Oui mais quand même, il y a des chaussures qui laissent à penser... la preuve, ces pompes là, elles vont t'accompagner toute ta vie, même si elles laissent un cruel goût d'absence, maintenant...
Je t'embrasse
Merci pour la lecture.
Pour être franche, Xuan-Lay, à l'époque, je rentrais "à la maison" - c'est à dire chez mes parents - tous les week-ends, et je me nourrissais à peu près de soupes en sachets et de biscottes (des coquillettes les jours fastes !). Je n'étais pas encore absolument autonome. Mais j'aimais ce qui me paraissait ressembler à une sacré liberté !
Anne, il est vrai que cette question-là, je m'en souviendrai toujours, et tout ce qu'il y eut autour. Dis-moi, quand reviens-tu avec un blog tout réparé, toi ? C'est qu'on est inquiets !
Mais you're welcome, cher Kowalsky :-)
Dès que j'aurais réimporté ma base mysql dans l'espace plus grand que je viens de lui offrir. Pour ce faire il me faut en un même endroit : la sauvegarde de la base, le mot de passe qui va bien pour l'importer et mon geek de secours.
En clair, j'espère ce soir, si tout va bien, et de toute façon dans le courant de la semaine ! Mais merci de ta sollicitude, en tout cas !
C'est incroyable, une petite phrase, qui va t'entraîner pendant des années dans une belle histoire. Mais quelle tristesse cette fin brutale... Traou une fois de plus j'admire ton talent pour nous dire si bien les choses de la vie, de ta vie. Merci.
(Contente d'avoir des nouvelles de Chiboum !)
il disait quoi au sujet des papillons ton ami jack?
Bonsoir, je vous découvre petit à petit, j'aime beaucoup ce que vous donnez à voir... et ce billlet réveille en moi une nostalgie de ces relations dansantes et tendres. Une histoire sur la pointe des pieds.
Ah, visiblement Anne a trouvé un geek de secours ce matin ! Chouette !
Merci Fauvette, et finalement je me rends compte de mieux en mieux au fur et à mesure des ricochets (et comme l'a très bien détecté mon ami Valclair qui m'en a fait part ailleurs qu'ici), ce qui reste ce n'est pas la tristesse, c'est la douceur et même la gaieté du souvenir.
En plus, (j'y viens Coumarine, j'y viens, promis ! Un jour... ;-)) mon ami Jack et moi-même partagions cette certitude que la mort n'est PAS la fin de la vie.
Anita, je suis ravie de vous voir ici. Je voulais vous envoyer un petit mot pour vous dire à quel point m'a touché ce beau commentaire que vous avez laissé sur mon ricochet 2002. Et il m'arrive moi aussi d'aller pêcher la baleine depuis quelques temps. A bientôt donc, ici ou ailleurs, avec grand plaisir.
C'est une belle histoire, un beau sujet, avec plein d'émotion.
J'ai geeké toute seule, en fait ! Mais merci de cet enthousiasme !
Putain de moto Putain de souvenirs...
Marie, merci. Un sourire à toi :-)
Je le savais, Anne, que t'étais une geekette. Et on est quelques-uns à être enthousiastes, je crois !
Et oui, Claude, mais comme je disais, au final je garde des putains de bons souvenirs, n'empêche...
C'est une magnifique histoire d'amitié qui perdure dans le temps, même si...
J'ai aussi débarqué à Paris à 17 ans 1/2 : avec le recul, c'est jeune quand même. Direct de ma Bretagne natale alors que je n'étais jamais "montée" à Rennes !... Mais moi j'avais emmené sous mon bras, ou elle m'avait emmené sous le sien, mon amie Nicole dont j'ai parlé dans un post et qui est DCD tragiquement suite aux mauvais coups de la vie et de son mari il y a 3 ans ! On était des siamoises toutes les deux. Et bien sûr je n'ai plus rencontré personne comme elle ... Ton histoire d'amitié est très belle !
si ça se trouve il transforme tes billets en podcast et il suffirait qu'on tende un peu plus l'oreille pour les entendre et qui sait, appercevoir une ombre de perche au dessus de nous... ;)
Cette belle histoire ancienne fait vraiment penser à un petit film...