Bénarès blues

Je n’irai pas cette année. J’ai le blues de la ville sacrée.

Ils vont me manquer les ghâts ocres et jaunes, parfois voilés de saris multicolores séchant au soleil tiède du matin. Et le spectacle léger des cerfs-volants par centaines, voletant au gré des fumées des bûchers et des courses des enfants bruns, gais et sales, arrêtés parfois par un arbre tordu jailli d’un vieux palais en ruine, où ils resteront pendus pour une saison, fruits de papier.

J'ai le blues des bateaux roses et ciel qui s'alignent en guirlande de bois sur la courbe du fleuve, et du rythme des rames dans l'eau sombre à l'heure de la puja du soir...[1]

Je n’ai jamais réussi à reproduire, dans ma cuisine parisienne, le bonheur du chaï brûlant du petit matin, lapé à gorgées prudentes, assise sur une marche fraiche, heureuse et sans pensées, au cœur du spectacle du fleuve encore maquillé d’un voile de brume.

Je ne flânerai pas, tranquille, dans le dédale de ruelles odorantes et envahies de monde, maculées de bouses de vache que de nombreuses petites mains ramassent et forment en galettes qui sèchent à la verticale sur les murs des maisons, avant de retrouver les fours des restaurants où elles cuisent les succulents thalis.

J’ai la nostalgie de mon balcon miniature sur le fleuve, dans une maison rouge fièrement dressée sur Mansarovar Ghât, où un homme en dhôti immaculé venait baigner ses buffles le matin.

J'aurais aimé retrouver les sadhus vêtus d'orange et d'or, le visage blanchi de cendre, au regard un rien inquiétant de ceux qui savent des choses que l'on ne sait pas.

Ils vont infiniment me manquer les hommes et les femmes des ghâts, leur regard inquisiteur et bienveillant, et les yeux tristes ou insolents des enfants qui quémandent des roupies. Et tous les animaux des ghâts : les petites chèvres vêtues de pulls-over, les vaches maigres et les chiots nouveaux-nés gambadant partout, encore nourris par leur mère, pas encore affamés...

Je me souviens de ma première nuit de l’an passé dans la maison rouge, sur le matelas dur comme pierre de la chambre du rez-de-chaussée, avant que celle au balcon haut perché ne se libère le lendemain. Les chiens des ghâts, pauvres hères efflanqués et pelés, livrés à eux-mêmes sans pitié, s’y battent férocement la nuit pour le peu de nourriture qu’ils peuvent y trouver. Je dormais par intermittence, réveillée en sursaut trop souvent par les aboiements guerriers et les cris de douleur des vaincus, là, à quelques mètres de mon lit, de l’autre côté de la mince fenêtre. Le cœur battant de peur, poursuivie par des cauchemars hurlants quand je parvenais à m’assoupir un peu, calme retrouvé seulement au petit matin quand le soleil cherchait déjà mon visage qui tentait de le fuir d’un oreiller à l’autre.

Je ne saurai vraiment dire pourquoi l’Inde me manque tant, comme une soif non assouvie. Je me languis de ce pays si loin de moi où je me suis sentie autant étrangère que bienvenue. Bénarès m'a accueillie comme un insolite et évident chez moi, où vie et mort se trouvent entremêlées le plus naturellement du monde, apaisée du simple fait d’être là. L’Inde m’a fait le cadeau de moi-même, révélateur d’une paix possible, d’un recul par rapport aux tourments que nous invente trop l’Occident.

A la place, je vais retrouver mon autre chez moi, tout au bout de la terre où j’espère migrer bientôt. Deux semaines à Crozon, face à la mer, paisible comme je le suis face au Gange si large qu’on n’en voit pas l’autre rive parfois dans la brume. C’est pour cela peut-être que je trouve dans la contemplation du Fleuve sacré le même sentiment d’infini et d’infinie plénitude que devant l’océan de chez moi.

Bénarès

palais

l'arbre aux cerfs-volants

maison rouge de Mansarovar ghât

sadhu

sadhu

femmes de Bénarès

Bénarès

enfant sur les ghâts

chèvre

puja du soir

Notes

[1] puja = prière

Commentaires

1. Le dimanche 16 novembre 2008, 23:15 par Aude

Je me souviens quand tu nous avais raconté ton voyage en Inde, tu étais transportée en effet, ravie, et je comprends ta nostalgie. Je connais des gens qui sont allés en Inde et qui l'ont ensuite complètement dans la peau, ils ne rêvent que d'y retourner, c'est fascinant l'attraction et la magie que peut exercer ce pays et ses habitants sur certaines personnes...peut-être y avez-vous vécu dans une vie antérieure ? Crozon c'est pas le même trip mais c'est beau aussi...rien de tel qu'une bonne balade au bord de la mer prise dans une tempête pour déconnecter. Moi, la mer me manque dans tous ses états, mais aussi voyager, me fondre dans un autre pays, une autre culture, d'autres odeurs et couleurs aussi. Je rependrai tout ça quand je serai moins bloquée. Bon, j'arrête mon monologue, fais de beaux rêves indiens Traou.

2. Le lundi 17 novembre 2008, 09:36 par Anne

Tu n'y seras pas cette année, mais tu y retourneras, c'est sûr, ou presque, autant qu'on peut l'être, non ?

3. Le mardi 18 novembre 2008, 13:50 par Madeleine

Et ... aller travailler quelques années là-bas, serait-ce envisageable ???

Sinon pendant deux semaines en Bretagne, tu auras peut-être des opportunités d'emploi qui vont surgir ?!

4. Le mardi 18 novembre 2008, 21:16 par celeste

Tu me fais rêver, Traou :-)

Comme toi je ne suis jamais arrivée à faire le chaï, le mien est fadasse.

Nous n'irons pas non plus en Inde à Noël, il faudra attendre cet été.

L'inde me manque, toujours.

Namaste Traou


						
5. Le mercredi 19 novembre 2008, 07:33 par Traou

Oui, Aude, avant d'y aller, j'avais du mal à comprendre cette fascination de certains de mes amis qui allaient en Inde chaque année sans jamais varier leur destination. Aujourd'hui je comprends, même si j'ai du mal à l'expliquer.

Oui, c'est absolument sûr que j'y retournerai, Anne (si Dieu me prête vie, comme dirait ma mère), mais je m'étais mis dans la tête d'y être pour la quatrième année consécutive pour le passage à la nouvelle année ! C'est que j'ai pris des petites habitudes ! ;-)

Travailler en Inde, Madeleine ? Je ne sais pas, non. Je ne crois pas que le climat m'y conviendrai. Y passer 3 ou 6 mois par an en revanche, entre octobre et mars, c'est un rêve que je caresse, mais il faudrait pour cela que je ne travaille plus (ma première fois à Bénarès, j'ai rencontré un retraité de fraiche date qui accomplissait ce rêve chaque année...). Quant au Finistère, oui je vais essayer de prendre des rendez-vous à ce moment-là.

Et vous irez au sud, Céleste ? Je te souhaite de remonter vers le nord pour connaître Bénarès, mais je ne sais pas comment c'est l'été (il faudrait demander à Joël). Namaste et des baisers, chère Céleste.

6. Le mercredi 19 novembre 2008, 11:47 par Pablo

Tu devrais chercher un boulot qui te permette de travailler 3 mois en Inde, 3 mois en Bretagne, 3 mois à Paris (et 3 mois de vacances ailleurs ;-) ).

7. Le mercredi 19 novembre 2008, 21:02 par el ryu

T'as vachement bien décris varanasi. Franchement je voyais ça comme ça mais j'aurai pas pu l'écrire. Dépêches toi d'y retourner !!!

8. Le mercredi 19 novembre 2008, 21:26 par coumarine

en peu de mots, tu nous plonges dans une ambiance si riche en couleurs, en odeurs et en saveurs... Un vrai voyage, dans un pays que je ne connais pas...

9. Le mercredi 19 novembre 2008, 21:48 par Traou

Mais quelle bonne idée, Pablo ! Si en plus tu as une idée du métier dont il pourrait s'agir, je suis preneuse !!! (parce que là, à part gagnante du Loto ou écrivain à succès, je ne vois pas...) :-)

Bon alors, el ryu, si tu m'y encourages, je vais me laisser faire et y retourner au plus vite. Merci !

L'Inde, c'est tellement d'émotions et de sensations qu'on y voyage à distance, par les mots et les images, je suis heureuse de t'y emmener un peu, chère Coumarine.

10. Le mercredi 19 novembre 2008, 21:58 par Fauvette

En tout cas ce soir je viens de faire un petit tour indien avec toi ! Il a raison Pablo, diviser son temps entre tous les lieux aimés, mais c'est une belle idée ! Mais oui tu y retourneras Traou, et peut-être plus vite que tu ne le penses ! Je t'embrasse.

11. Le vendredi 21 novembre 2008, 00:01 par Joël

> Je te souhaite de remonter vers le nord pour connaître Bénarès, mais je ne sais pas comment c'est l'été (il faudrait demander à Joël).

Il m'est difficile de comparer, vu que je n'y ai passé que 24h un mois de décembre et quelques jours pendant un mois d'août (c'était il y a plus de trois ans, déjà). En été, il y avait plus de touristes français, c'était aussi plus chaud et plus humide ; m'enfin, c'était toujours Bénarès ; la prochaine fois, je pense que j'y resterai un peu plus longtemps que les fois précédentes, peut-être une semaine.

S'il y a bien une chose dans la cuisine indienne que je n'essaierais pas de faire à la maison, c'est le chai. Pas que ce ne soit pas bon, mais j'aime trop le thé (chinois de préférence) pour envisager de me préparer du chai à tel point que c'est pour moi une pénitence de devoir me passer de bon thé préparé de manière ordinaire (pas de sucre, pas de lait) quand je voyage en Inde parce qu'on n'y trouve à boire du thé quasiment que sous cette forme (que j'ai parfois rencontrée sous le nom de ready tea). Néanmoins, trouver au milieu de nulle part un petit stand de chai où l'on boit dans des petites tasses en terre jetables n'est pas un déplaisir.

12. Le samedi 22 novembre 2008, 00:19 par Fajua

J'ai un souvenir magnifique de la pointe de Crozon. Pourtant j'y étais pour travailler mais cet endroit m'est toujours resté en mémoire. Comme quoi… près ou loin, il y a des endroits du cœur.

13. Le lundi 24 novembre 2008, 12:47 par Chondre

Bah. Il reste toujours le passage Brady pas trop loin de ta maison ;)

14. Le lundi 1 décembre 2008, 00:15 par Fauvette

Traou, je sais que tu es très occupée, mais j'aimerais bien connaître ton opinion sur ce que ce passe en Inde en ce moment. Je suis très inquiète et triste. Si tu trouves un peu de temps... Bises amicales.

15. Le vendredi 5 décembre 2008, 18:51 par Christine Paoli

"Bénarès, au-delà de l'éternité".

Bonjour,

Vous vous intéressez à l'Inde. Un livre exceptionnel vient de paraître sur Bénarès, avec un panorama géant de la rive gauche de la ville sacrée. Découvrez-le en cliquant sur le lien ci-dessous. Unique ! Merci de transmette aux amateurs.

http://xavierarmange.wordpress.com/

16. Le mardi 10 novembre 2009, 19:13 par Arthur

Bonsoir :)

Je dois avouer avoir été subjugué par votre récit ...on ressent bien vos impressions, votre nostalgie...
Je suis fasciné par cette ville et toutes les choses qui s'y passent, ses croyances etc...mais chaque récit que j'ai pu lire rejoint vos propres impressions, je dirai qu'une certaine crainte m'envahit à l'idée d'y aller un jour, bien que j'en eusse trés envie...comme vous, je crains l'après, ne plus retrouver mes repères dans le monde occidental..
En tous cas, je fus un grand moment de plaisir de vous lire, tous comme vos superbes clichés qui suivent ce récit...tiens pourquoi habillent-ils les chèvres?
..je me demande :)
Bien à vous :)

Arthur