Zanzibar

Je me sens incroyablement feignante, ce matin. Week-end paresseux en perspective. Envie de mettre un billet en ligne, mais pas beaucoup d'écrire. Alors je pioche dans mes archives. Voilà, c'est comme ça !

Il y a quelques temps déjà, nous avions organisé un petit atelier d'écriture amical, avec une amie. Nous étions cinq ou six à nous retrouver régulièrement, en général le soir chez l'un ou chez l'autre. L'un amenait des trucs à grignoter, l'autre une bouteille, une troisième un gâteau, c'était très convivial, très gai. On a même mis un terme à l'atelier parce qu'on était tellement tous bons vivants qu'on passait plus de temps à déguster les mets confectionnés par les uns, les vins apportés par les autres, qu'à vraiment écrire. D'ailleurs, on arrivait difficilement à trouver un coin de table pour ça !

Mais il y a eu quand même beaucoup de moments d'écriture et de vrai plaisir de partager nos textes écrits sur les mêmes thèmes ou avec des contraintes diverses. Mon exercice préféré était celui qui nous voyait écrire sur de petits bouts de papier un nom de personnage, un lieu, un objet, une action (un verbe)... Nous faisions de petits tas de ces papiers et nous piochions au hasard dans chaque tas. Avec tous ces mots rassemblés, il fallait bâtir une histoire. J'aimais la façon dont les récits les plus insolites naissaient à partir de mots auxquels on ne pensait pas quelques minutes auparavant.

Je vous livre ici un texte écrit à partir des éléments suivants (et que personne ne se prive de participer à l'exercice après coup, si le coeur vous en dit, après tout) :

personnage : une vieille personne

objets (on avait tiré plusieurs papiers) : une bonbonnière, un crayon, une horloge, une bouteille

actions : jouir, creuser

lieu : Zanzibar


Elle n’avait pas plus de 13 ans la première fois que je l’ai vue. Son père était le nouvel instituteur du village et nous occupions la maison voisine de l’école. J’aidais mon père à creuser un puits dans le jardin, et chaque coup de pioche me faisait transpirer un peu plus en cette chaude journée de fin d’été. C’est en me redressant pour boire que je la vis qui m’observait par-dessus la clôture. J’avais 18 ans, j’étais grand et fort, mais elle ne semblait pas impressionnée, juste curieuse. Et grave. Et c’est moi qui me sentis un peu intimidé par ce regard.

- Bonjour, dit-elle, comment il s’appelle ?

De la pointe du menton, elle désignait le vieux chien roux qui haletait à l’ombre d’un noisetier en la regardant, mais ne s’approchait pas pour ne pas quitter l’ombre.

- Zigomar, dis-je, un peu honteux tout à coup de ce nom que j’avais trouvé drôle.

- Zigomar, répéta-t-elle, et je me rendis compte qu’elle avait prononcé le z avec un léger et étrange zézaiement, que je trouvais immédiatement délicieux.

- J’aime bien les chiens, dit-elle, et elle s’éloigna avec une ombre de sourire.

A dater de ce jour, tous les chiens que j’ai eu ont porté des noms qui commençaient par Z, parce que j’aimais tellement l’entendre les appeler. Zigomar mourut peu après et fut remplacé par Zéphyr, un bâtard d’épagneul un peu fou qui se jeta dans un ravin invisible un jour de neige. Elle pleura beaucoup, et se consola quand je lui présentais Zouave, un chiot plein de plis qui fut bientôt trop gros pour qu’elle puisse le porter dans ses bras.

Quand je dus partir à la guerre, je le lui confiai. Ils me regardèrent m’éloigner, tous les deux, sa main fine posée sur la tête de la grosse bête. J’étais un peu rassuré, je ne voulais pas la laisser seule, sans protection.

Quand je revins, elle avait grandi, et son regard était plus triste. Les quatre années passées l’avaient vue pleurer sur bien d’autres morts que celle d’un chien. Moi, j’étais un survivant. Mais je ne crois pas que c’est pour cela qu’elle accepta de m’épouser. Pourtant, combien de filles dans ces années-là prirent pour époux « ceux qui restaient », sans goût et sans amour, juste pour ne pas rester filles.

Non, je crois bien qu’elle m’aimait aussi et que c’est pour cela qu’elle accepta, même si elle ne me le dît pas. Elle était même moins grave, presque gaie parfois. J’entends encore son rire clair le jour de notre mariage quand elle contemplait, ravie, les cadeaux étalés sur la grande table en bois de la cuisine.

- Regarde, disait-elle, regarde comme c’est beau ! Regarde, il y a tout, des assiettes et des verres, et des plats ! Oh c’est si beau !

Avec son adorable petit zézaiement, elle disait à Zouave de s’en aller de là, d’éloigner sa grosse truffe et sa queue battante de ces merveilles. Il y avait ce petit paquet dans un coin qu’elle n’avait pas encore ouvert. Elle défit le ruban avec gourmandise et resta muette de plaisir devant la porcelaine fragile ornée d’une scène champêtre avec un couple d’amoureux délicatement peints dans des couleurs nacrées.

- Oh regarde, regarde, répétait-elle, elle est si belle. Je la garderai toujours près de nous……

Cette petite bonbonnière, je ne me souviens plus du tout qui nous l’avait offerte, peut-être même ne l’ai-je jamais su. Mais elle a fait partie de notre paysage quotidien chaque jour de notre vie, posée sur la table de chevet au pied de notre lit. Elle y cachait ses trésors, quelques bijoux, une mèche de cheveux de notre fils liée d’un ruban bleu, un bouton de rose séché….

Quand j’ai appelé le nouveau chiot Zanzibar, elle prit un air offusqué :

- Quand même, deux Z dans le même nom, tu exagères ! avant d’éclater de rire et de le serrer contre elle. C’est vrai qu’elle les aimait.

Elle avait été voir dans le dictionnaire où c’était, Zanzibar. Elle aimait prononcer ce nom de sa drôle de façon. Elle avait même trouvé une grande carte de l’Afrique dans les affaires héritées de son père l’instituteur et l’avait accrochée sur un mur de la cuisine. Elle avait entouré l’île au crayon sous les yeux perplexes du chiot Zanzibar assis de travers sur son derrière.

- Tu vois, c’est toi, lui disait-elle très sérieusement. Et tu sais, peut-être qu’on ira là-bas un jour.

Zanzibar devint notre Amérique, notre rêve de plus tard. Un pays magique, peut-être aussi imaginaire que l’Atlantide, mais qu’importe. Le soir, à la seule lueur de la cheminée, pendant de longues heures ponctuées par les « dong » sonores de la vieille horloge, je lui racontais sans fin des histoires de Zanzibar, et je voyais le plaisir et le feu se refléter dans ses yeux. Alors j’en rajoutais : j’y mettais des fleurs de toutes les couleurs, des plages de sable couleur de crème et la mer bleue ou verte selon les saisons, avec des petits noirs en pagne qui se baignaient dedans et y pêchaient des poissons inventés pour l’occasion. Et elle qui n’avait jamais vu la mer, elle fermait les yeux et je savais qu’elle jouissait de chaque grain de sable et de chaque pétale de ces fleurs-là.

Bien sûr on n’est jamais allés à Zanzibar, sauf à notre façon. Et je crois que c’est celle que j’ai préféré. De toute façon j’aime pas bien la chaleur, même maintenant.

Depuis qu’elle n’est plus là, j’ai eu encore deux autres chiens Zanzibar. Je ne peux plus les appeler autrement. Le troisième est à mes côtés. Il commence à se faire bien vieux lui aussi, mais il écoute mes histoires sans broncher. Même les soirs où il m’arrive d’abuser un peu de la bouteille parce qu’elle me manque toujours.

La bonbonnière est toujours à sa place ; j’y ai mis nos deux alliances, la sienne devenue inutile et la mienne trop grande désormais pour mes doigts décharnés.

Depuis quelques jours, j’ai arrêté le balancier de l’horloge. Le temps ne signifie plus grand chose. Et je sais qu’il ne va pas tarder à s’arrêter définitivement. Ce serait bien que Zanzibar et moi on parte en même temps. Ça m’ennuierait de le laisser tout seul.


Pendant que j'écrivais ce texte, j'avais pensé à ma grand-mère, dont je n'étais pas très proche, et dont je n'ai appris qu'après sa mort qu'elle avait perdu son fiancé à la guerre de 14, quand elle avait 18 ans. C'est ma mère qui m'avait rapporté cette phrase amère et terrible qu'elle avait dite à ses belles-filles (avec qui elle n'était pas très sympa, je crois) : "Vous, vous avez pu choisir vos maris. Nous, après la guerre, on a pris ceux qui restaient."

Alors, tiens, Jeanne, ce texte est pour toi aujourd'hui...

Commentaires

1. Le samedi 1 avril 2006, 12:29 par Rose

Toujours aussi joli... (De là, je me demande: ton scénario avait-il été utilisé pour une quelconque réalisation, théâtrale ou cinématographique ou...?)
Ta dernière note concernant ta grand-mère est très forte, et fait réfléchir aux difficultés d'un autre temps... cf. "Vous, vous avez pu choisir vos maris. Nous, après la guerre, on a pris ceux qui restaient."

2. Le samedi 1 avril 2006, 12:57 par Erin

Superbe.
j'en ai oublié de chercher les mots choisis... C'est tout plein d'amour, d'émotion...
Merci d'avoir embelli mon déjeuner :-) Un samoussa au boeuf d'une main, le riz cantonnais de l'autre, sans oublier la petite bière fraîche... Et mes yeux qui s'emplissaient de tes mots... Un vrai régal...

3. Le samedi 1 avril 2006, 13:08 par gilda

Jeanne était fort prévenante, elle n'a pas dit "entiers". :-((

4. Le samedi 1 avril 2006, 13:10 par gilda

PS : mon grand-père maternel avait "fait" Verdun, c'est pourquoi.

5. Le samedi 1 avril 2006, 13:16 par luciole

J'aime beaucoup cette histoire tendre et un peu mélancolique...
Oui parfois on a du mal à se figurer ce qu'était la vie d'avant. De telle phrase nous plonge au coeur d'une autre réalité... Je savoure ma chance et je la souhaite à ceux qui nous suivrons... bises.

6. Le samedi 1 avril 2006, 13:35 par Miss épices

un petit bijou d'écriture

7. Le samedi 1 avril 2006, 15:14 par Lou:)

Merci Traou, c'est une bien jolie histoire que tu nous offres là, pleine d'émotions, même entre les lignes. Tu écris fort bien aussi. Bise.

8. Le samedi 1 avril 2006, 19:37 par Anitta

Belle histoire ! Te bile pas, Traou : avec des archives pareilles, tu peux flemmarder aussi souvent et aussi longtemps que tu veux...

9. Le samedi 1 avril 2006, 19:58 par Vroumette ultra feignasse

Au Zanzibar, de ma table j’ai la meilleure place pour jouir du spectacle de la salle : une vieille personne avec sa bonbonnière, un journaliste « un peu connu » qui semble se creuser la tête pour écrire trois mots avec son crayon.

Je regarde le tic tac de l’horloge, c’est l’heure de commander ma bouteille !


Et hop, difficile de faire plus court hein ! Voila ce que ça donne quand je fais ma feignasse.

10. Le samedi 1 avril 2006, 21:59 par Swâmi Petaramesh

Peut-on faire encore plus flemme que Vroumette ?

Le Zanzibar n'est pas une bonbonnière.
Au comptoir, un vieux ratatiné creuse sa tombe en vidant sa bouteille au rythme macabre de l'horloge. C'est la seule chose qui le fasse encore jouir.
Crayon à la main, il remplit une autre grille de Rapido.

11. Le dimanche 2 avril 2006, 00:46 par nuages

Chère Traou,

J'écris ce commentaire sans avoir encore avoir tout lu ce que tu as écrit ! Mais je lis "atelier d'écriture", j'entrevois comment vous faites, et j'embraye là-dessus !
Pendant cinq ans, de 1994 à 1999, j'ai participé à un atelier d'écriture "à la bonne franquette" avec un animateur, pour un prix modique et symbolique, le dimanche après-midi, et parfois tout un week-end à la campagne en juin. Comme il avait de bonnes idées d'"inducteurs" d'écriture, ça a été parfait.
Puis, il a vogué vers d'autres activités, et nous avons continué "en autogestion" à nous réunir en moyenne un dimanche sur deux. On trouvait des idées d'écriture sur le tas : parfums, sons, images de magazines, mots pêchés dans le dictionnaire... Tout était bon. Cela a continué jusqu'au printemps 2005, pour s'épuiser par manque de participants, manque d'assiduité... Mais les participant(e)s semblent motivés, et ça va sans doute reprendre.
Entretemps, par l'entremise des blogs, j'ai rencontré Coumarine, et déjà participé à deux des ateliers qu'elle animait, dans un monastère des Ardennes.
Je t'invite à visiter mon blog, où j'ai inséré plusieurs des textes écrits lors du week-end des 10-12 mars.

Je t'embrasse... et je lirai ton texte demain !

12. Le dimanche 2 avril 2006, 01:33 par ko - qui aime jouer

Il était une fois une vieille personne qui conservait, précieux mais dérisoire trésor, une bonbonnière couleur crème ornée de délicates roses de porcelaine. A l'intérieur, un canif, celui-là même avec lequel la vieille personne avait creusé le bois du vieux pupitre de la vieille école pour écrire ce mot magique qui la faisait tant rêver lors des leçons de géographie : "Zanzibar". Ce canif, la vieille personne l'avait amené, à Zanzibar, puis ramené. Il avait aussi servi à tailler le crayon que la vieille personne tenait dans sa vieille main, comme tous les crayons qui l'avaient précédé, crayons avec lesquels la vieille personne dessinait inlassablement des natures mortes. Il y avait toujours au moins une bouteille, dans ces natures mortes que dessinaient la vieille personne. Une bouteille de verre dépolie, et c'était tout un art que de savoir rendre la délicatesse de ce verre dépoli. La vieille personne jouissait du plaisir que lui donnait ce crayon, taillé avec ce canif gardé dans cette bonbonnière, car avec ce crayon elle savait rendre le dépoli de ce verre de la bouteille de ses natures mortes.

Derrière la vieille personne, la vieille horloge battait la mesure, impassible.

13. Le dimanche 2 avril 2006, 09:38 par Swâmi Petaramesh

Nul n'a jamais su pourquoi la vieille, quand elle nous recevait, avant d'ouvrir une bouteille, dessinait toujours méticuleuseument une horloge sur l'étiquette avec un minuscule bout de crayon qu'elle sortait de sa bonbonnière. Pendant qu'elle s'appliquait ainsi, ses traits se creusaient, pourtant, elle semblait en jouir. Son dessin achevé, elle le soulignait de ce seul mot : Zanzibar.

14. Le dimanche 2 avril 2006, 09:58 par Swâmi Petaramesh

Variations sur un thème, c'est vraiment amusant d'en tirer des tas de choses en un court paragraphe :

Les dernières paroles du vieux furent : "Quand tu l'auras trouvé, tu pourras jouir de la vie !".
Je pris la petite clé de l'horloge dans la bonbonnière où elle était rangée, puis j'arrêtai le balancier. Ensuite, je commençai à creuser sous le pommier, là où il m'avait indiqué. Après un quart d'heure d'efforts, je déterrai une bouteille. Roulé à l'intérieur se trouvait un vieux plan soigneusement dessiné au crayon, légendé de ce mot : Zanzibar.

15. Le dimanche 2 avril 2006, 18:59 par Fauvette

Très joli billet de "feignasse".
Ah grand-mère Jeanne, évidemment l'amertume déborde devant la possibilité de choix. Et en plus elle n'avait pas connu la pilule la pauvre !

16. Le dimanche 2 avril 2006, 19:25 par Traou

Je suis tellement feignasse ce week-end que je n'ai même pas pris la peine de vous répondre...
Merci à tous de vos petits mots et bravo aux "joueurs" (Vroumette, c'est quoi les bars que tu fréquentes où on croise des personnes âgées armées de bonbonnières ?! ;-) )

Et puis il y a des week-ends où de toute façon, ce n'est même pas la peine d'essayer de faire autre chose que flemmarder, c'est voué à l'échec : par exemple, je m'escrime sans succès depuis tout à l'heure à essayer d'installer une barre wiki pour les commentaires - on me l'a demandé et j'essaie de faire preuve de bonne volonté - et bien rien, que pouic, nakache ! J'ai beau tout bien faire comme c'est expliqué chez la fée Kozlika, pas plus de barre wiki que de beurre en branche (cherchez pas)... Pfffff... je crois que je vais aller me coucher direct, ça m'énerve ! Scrogneugneu !

17. Le dimanche 2 avril 2006, 21:36 par Vroumette

Tu sais que j'aime fréquenter des endroits mal léchés, j'aime les voyous ! Et enfin la bonbonnière de la vieille dame renferme une arme bien sur, car elle est en mission secrète (je crois qu'il faut que j'arrête de louer les James Bond pour les zozos, ça me perturbe un peu !).

Et quel est ton souci pour la barre Wiki, tu veux un coup de main ?

@Petaramesh : tu as faillé être un vrai flemmard, mais tu as récidivé, du coup te voilà dans le camp des courageux !

18. Le lundi 3 avril 2006, 09:29 par Bilbo

Benjamin, j'ai l'impression que le ping-pong te manque... ;)

19. Le lundi 3 avril 2006, 11:33 par Traou/Benjamin

Pas faux, Bilbo... Surtout tes divagations sur Monsieur Perec...
Je veeeeuuuuux encore des contraintes de Madame La Peste !!!!!

20. Le lundi 3 avril 2006, 22:33 par Madeleine

Ton texte est superbe ...

J'avais oublié de te le dire la première fois que tu l'as écrit mais comme tu récidives, je t'informe que je connais aussi "pas plus de ... que de beurre en branche" ! ;-)
Sinon moi je dis "makache" et pas "nakache" ! Je ne sais pas du tout si j'ai raison ...

21. Le dimanche 9 avril 2006, 16:53 par Joël

Très beau texte, que j'apprécie de lire entre deux semaines de travail assez chargées.