Marcel et Paulette

Quand je vais chez les unes ou les autres, ou d’autres encore, je suis toujours touchée des histoires de famille, des histoires de mémoire, de la recherche du passé. J’aime qu’il soit posé ici pour ne plus être oublié, peut-être.

Je fais partie d’une famille où on ne dit rien, on ne raconte pas. L’oubli nous guette. C’est dommage. J’ai un peu passé le relais à mes neveux pour qu’ils interrogent leurs grands-parents. Les récits sont plus enclins à sauter une génération, j’ai l’impression. Et les enfants sont toujours friands de savoir comment c’était… avant.

Parfois j’ai capté des histoires. Eparses, décousues, imprécises. J’essaierai moi aussi peut-être de les déposer ici, pour ne pas les oublier à mon tour…

Ils s’appelaient Marcel et Paulette. C’étaient des cousins, de ceux qui ne vous disent absolument rien quand on est petit : ils sont vieux, ils ont deux grandes filles beaucoup trop grandes pour jouer avec et qui d’ailleurs ne les accompagnent jamais, ils viennent de loin, tous les cinq ans en moyenne, pour une communion, un mariage ou un enterrement, lui pique un peu quand il vous embrasse la joue, on est obligée d’être très sage à table pendant que les grands parlent de trucs très ennuyeux qu’on ne comprend pas, et de passer le plateau de petits toasts à l’apéritif comme une bonne petite fille polie alors qu’on rêverait de se les empiffrer tranquillou au fond de la cuisine, ou d’aller courir et se crotter dans le jardin. Bref, Marcel et Paulette, quoi, pas très glamour les prénoms, déjà.

Lui était bedonnant, barbichu et jovial, et partageait avec elle un accent bourguignon à couper au couteau (ils roulaient les « r » comme Colette devait le faire à l’époque des « Claudine », ils venaient du même coin). Elle, une femme toujours très élégante, souvent en tailleur blanc, et qui fascinait la petite fille que j’étais avec ses sourcils totalement épilés et redessinés au crayon roux. Je trouvais que ça faisait comme mes poupées.

Voilà, de vieux cousins pas très intéressants pour moi, ma foi. C’est tout. Jusqu’au jour où...

Un jour, donc. J’étais déjà plus âgée, peut-être étudiante. Un petit déjeuner chez mes parents, arrivée du courrier, une invitation pour l’anniversaire de mariage de Marcel et Paulette, lequel, je ne sais plus, une dizaine en tous cas, de ceux qu’on célèbre plus que les autres.

Et mes parents, mi-amusés, mi-choqués, de s’interroger mutuellement « Mais enfin, de quel mariage parlent-il ? Le premier ou le deuxième ? ». Je dresse l’oreille : « Comment ça, le premier ou le deuxième ? ». Et c’est là que j’apprends que les cousins se sont dit oui deux fois, à pas mal d’années d’intervalle, avec un divorce entre les deux ! Comme Burton-Taylor ! Marcel et Paulette !!!

J’interroge ma mère « Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? ». Ma mère me répond « Mais enfin, tu sais bien ! » (ma mère, c’est comme pour les recettes de cuisine, elle croit toujours que « je sais bien »…). Non, je ne sais rien du tout, moi. Alors elle va finir par me raconter la belle histoire. Je vous raconte à mon tour le peu que j’en sais, le peu dont je me souviens. Je vais faire simple pour essayer de ne pas trop broder, de ne pas trop romancer. L’histoire suffit.

Elle est banale au début. Ils sont mariés. Depuis un moment. Ils n’ont pas d’enfant. Elle ne peut pas en avoir. Il la trompe. Une relation suivie, avec sa secrétaire peut-être. Et la maîtresse tombe enceinte. Nous sommes au début des années cinquante.

Alors Paulette s’en va. Elle dit à Marcel qu’elle ne peut pas avoir d’enfant, qu’elle ne peut lui refuser ce bonheur d’avoir une famille, et qu’elle s’efface. Et elle disparaît. Elle part ailleurs, vivre une autre vie, je ne sais où ni pour faire quoi. Sans aucun doute elle a souffert, énormément.

Les années passent. Marcel s’est donc remarié. Une petite fille est née, puis une deuxième. Il a une famille. Un troisième enfant est annoncé. Et ça se passe mal. La maman est de santé fragile et meurt en mettant au monde un bébé qui ne survivra pas non plus. Marcel est tout seul. Avec deux petites filles. A la fin des années cinquante.

Comment cela s’est-il passé exactement, je crois que nul ne le sait. C’est vraiment leur secret. Peut-être avait-il toujours su où elle était, Paulette, et qu’il l’a appelé à l’aide dans son désarroi. Peut-être le surveillait-elle de loin et est-elle accourue à son secours. Ou bien quelqu’un l’a prévenue… Toujours est-il que Paulette est revenue. Pour s’occuper de lui, et des deux petites filles. Elle est restée, s’en est occupée comme de ses propres enfants, mais n’a jamais occulté leur maman. Elle faisait faire leur prière aux petites le soir devant sa photo sur la table de chevet, pour lui dire bonsoir et la recommander au Bon Dieu. Elle les a aimées autant qu’elle aimait leur père, d’ailleurs ils se sont remariés. Une nouvelle famille. Et moi qui ai entendu Paulette beaucoup plus tard parler de ses petits-enfants avec tendresse et fierté, je peux vous dire qu’elle était VRAIMENT leur grand-mère.

Ils sont morts tous les deux maintenant, mais j’ai souvent pensé à eux depuis. Différemment. Je me suis souvent demandé si je serais capable d’autant d’amour que Paulette : s’en aller pour que l’homme qu’elle aimait ait droit à un bonheur qu’elle ne pouvait lui donner, et revenir pour aimer à nouveau cet homme, et les enfants d’une autre femme, sa rivale…

Les vieux cousins un peu ridicules ou ennuyeux n’existent plus. Ils sont un homme et une femme avec leurs faiblesses, leurs passions, leurs souffrances et leur amour. Tellement d’amour. Marcel et Paulette, où que vous soyez aujourd’hui, ensemble je pense, je voulais juste vous dire : Total respect.

Commentaires

1. Le vendredi 10 février 2006, 21:13 par samantdi

Ah oui alors, total respect pour Marcel et Paulette... C'est beau de savoir inventer de nouveaux chemins quand les grandes routes droites se révèlent être des impasses.

J'imagine Paulette avec ses sourcils épilés redessinés au crayon : moi-même, enfant, j'étais fascinée par une pâtissière qui avait aussi cette caractéristique, je trouvais ça "grande classe" !

2. Le vendredi 10 février 2006, 21:16 par Anitta

Très belle, édifiante et bouleversante histoire d'amour. Et quant à cette abnégation dont Paulette a fait preuve, je n'en suis tout bonnement pas capable. Toutes mes pensées vont à elle, et à Marcel... parce qu'il le valait certainement bien.

3. Le vendredi 10 février 2006, 22:13 par luciole

Boulversante histoire... Qui sait ce dont on est capable quand on y est pas confronté... Moi, je ne sais pas ... En tout les cas, la vie prend un sens quand on connait l'histoire... sourire...

4. Le vendredi 10 février 2006, 22:24 par coumarine

Moi aussi je suis trèe touchée par cette histoire qui réellement sort de l'ordinaire...merci Traou de nous la raconter
Biz

5. Le vendredi 10 février 2006, 22:29 par Erin

Voilà une histoire comme je les aime. Chapeau bas à Paulette... Cette sorte d'amour est vraiment la plus belle, mais sans doute aussi la plus rare.
Cela me laisse rêveuse pour le coup...

Bonne berlinale ;-)

6. Le vendredi 10 février 2006, 22:55 par nuages

Tu as raconté cette histoire avec des mots simples qui la font revivre. Je les voyais, je les imaginais, j'imaginais une histoire en noir et blanc, un beau film des années cinquante. Un film vrai.

7. Le samedi 11 février 2006, 00:28 par serge

-Paulette! Viens voir! Traou parle de nous dans son blog!
-Traou?
-Oui! ma petite cousine! Celle qui te regardait toujours bizarrement et qui louchait sur les petits fours!
-... C'est mignon... Bon je retourne à la cantine du Paradis, IL a organisé un loto... Tu viens Marcel?
-Ne m'attends pas chérie! Je veux juste lire les commentaires... Elle écrit bien cette petite tu sais...C'est bien de famille ça tiens...

;)

8. Le samedi 11 février 2006, 09:15 par alice

Ils sont bien vivants, ce matin, Marcel et Paulette, et je les aime bien ces deux-là...A bientôt.

9. Le samedi 11 février 2006, 14:42 par Vroumette

C'est une très belle histoire d'amour. Certains semblent étonnés que Paulette ait pu "pardonner" à Marcel. J'espère que vous ne m'en voudrez pas, mais je suis persuadée que lorsque l'on aime quelqu'un, on peut surmonter beaucoup de choses.

10. Le samedi 11 février 2006, 21:02 par telle

Très touchée par cette belle histoire et tout autant par ton envie de nous la faire partager.

11. Le lundi 6 mars 2006, 18:22 par LaCuillerEnBois

On a toujours tendance à oublier que les "anciens" ont été jeunes, ont aimé, souffert, vécu quoi ...
Belle histoire ...
Au fait ... vous avez été à cette invitation ? et c'était quel mariage qu'ils célébraient finalement ?
(pour la deuxième question, peut importe la réponse d'ailleurs .... le principal est d'être ensemble)