Week-end flou (bis)

Week-end flou, oui, et pas seulement à cause des photos (voir billet précédent). Trois journées familiales en demi-teintes. Et un bol d’air géant.

Je rentre enrouée d’avoir « forcé » ma voix tout le week-end pour que mon père – qui devient complètement sourd mais le nie farouchement et refuse formellement de s’appareiller – puisse m’entendre. C’est crevant. Déjà que la communication n’était pas évidente avec lui… Et quand nous sommes nombreux à table, j’ai un peu de peine de le voir souvent isolé, ne captant pas un mot de ce qui ne doit être pour lui qu’un vaste brouhaha sans forme. Il se coupe de nous, de ses petits-enfants. Est-ce que c’est vraiment son choix ?....

Mon Papa à moi : austère, rigide, intransigeant, si maladroit avec les émotions humaines, qui les tient entre ses mains quand elles lui arrivent fortuitement comme on attrape en jonglant une pomme de terre bouillante pour l’éplucher. Je n’ai pas souvenir qu’il m’ait jamais prise dans ses bras. Ni embrassée autrement que pour me dire bonjour ou au revoir. Ni fait un compliment, ni exprimé à mon égard quelque sentiment que ce soit. Le jour où j’ai appelé à la maison pour annoncer la mort de Schoul, il y a un peu plus de trois ans, c’est lui qui avait décroché le téléphone, et j’avais immédiatement pensé « Mon pauvre Papa, il fallait que ça tombe sur toi… ». Je l’entends encore s’exclamer : « Ah, ma pauvre fille ! Ca fait quand même deux fois ! Bon, je te passe ta mère, moi je ne sais pas parler de ces choses-là ! », et lâcher l’appareil comme il l’aurait fait d’un tison ardent pour l'appeler à travers la maison. Quelques jours plus tard, quand je suis venue me réfugier un moment à la maison, il a gardé le silence. Et passait prudemment dans la pièce d’à-côté quand il sentait mes larmes trop proches. Je ne lui en veux pas. Ou plus.

Il vieillit, mon père. Pas loin de 80 ans. Une opération du genou l’empêche désormais de marcher comme il aimait à le faire, chez lui le long de la côte, ou bien dans ce massif du Mont Blanc qu’il adore et qu’il a arpenté pendant près de 40 ans. C’est fini pour lui et ça lui a fichu un sacré coup de vieux…. Alors que pendant ce temps, ma mère pète la forme, joue au tennis quelques trois fois par semaine (à presque 76 ans, il lui arrivait encore il y a peu de temps de mettre la pâtée à son petit-fils…), s’active, jardine, bricole, est curieuse de tout, aime voir du monde… Ils n’ont plus vraiment le même rythme, c’est difficile pour tous les deux, je pense. Et pour moi de les voir vieillir, radoter un peu, me raconter tout et rien : Madame Machin du bout de la rue dont ils me parlent comme si je savais qui c’était, ma tante P. qui n’a plus le droit de conduire et c’est une catastrophe, la vente de la maison Untel, tu sais ceux qui.... Je partage des petits riens avec eux et je crois que c’est ce qui leur fait plaisir : admirer les aquarelles de ma mère, déguster du vin avec mon père, acheter du poisson sur le marché, goûter la confiture de coings que j’ai confectionnée la semaine dernière. C’est doux, c’est simple et ça fait un peu mal parce qu’on tait tellement tout le reste. Ce qui est au fond de soi reste tapi là, interdit de parole. Ils ne savent rien de mes fêlures, les imaginent peut-être. Je leur épargne désormais mes chagrins qui les plongent, eux, dans le plus profond désarroi.

J’ai renoncé il y a déjà quelques années à les souhaiter différents de ce qu’ils sont. Je prends les moments qu’il y a à vivre avec eux du mieux possible, en me disant qu’ils ne seront pas éternels et qu’il faut profiter de ce qu’on peut partager. Et il y a de très jolis moments même si le silence est parfois pesant.

Mais au fond, je suis peut-être aussi maladroite et malhabile qu'eux à dire les choses essentielles. Parce que nous sommes faits du même bois, parce que j'ai poussé entre ces deux-là. Ce que je sais, ce que je vois, c'est qu'ils viennent tous les deux me chercher à la gare à 11 heures du soir (parce que que j'arrive avec deux heures de retard à cause d'un TGV qui a heurté une vache...), alors qu'à cette heure-là mon père est en général dans les bras de Morphée mais qu'il se ferait couper un bras plutôt que de manquer d'aller chercher sa fille. Je sais qu'un petit plat et un verre de vin, cuisiné par elle, choisi par lui avec ce qui ne peut être autre chose que de la tendresse, m'attendront à mon arrivée. Je sais qu'ils étaient heureux l'année dernière quand je vivais avec Fox de ne plus me savoir seule, et que notre séparation leur a fait de la peine, pour moi. Et qu'ils sont inquiets parfois mais ne le diront pas.

Finalement, nous allons continuer à nous taire, je crois. Du moment que nous savons entendre ce silence.....

Commentaires

1. Le mardi 15 novembre 2005, 20:27 par obni

Très beau texte. Je me retrouve un peu ici, ma mère est également âgée… et je goûte avec délice ces moments où elle me raconte (ainsi qu'à ces petits enfants, des instants d'un lointain passé… qui a le charme fou des livres de contes)

2. Le mardi 15 novembre 2005, 20:41 par samantdi

C'est vrai, nos parents vieillissent...Quand je lis ton témoignage, je suis quand même frappée par le fait qu'ils soient venus te chercher à la gare à 23heures. Cela m'émeut, je trouve que c'est bien, c'est chouette.


3. Le mardi 15 novembre 2005, 21:16 par Ursun

Les non-dits ont parfois la même force que les mots, et parfois plus encore, quand sait certain ce qu'ils cachent. J'ai le même père que le tien, ou pas loin. Un père "à l'ancienne", comme on n'en fait plus (quoique).
Parfois, les regards, les petites attentions, sont plus importantes que les mots, qui simplifient tout, et parfois grossissent les traits, caricaturent et ternissent...

4. Le mardi 15 novembre 2005, 21:17 par alice

Quels beaux portraits. Je retrouve ,si bien écrit par toi, certaines sensations, impressions,émotions, que j'ai pu connaître avec mes parents qui étaient de la même génération et de la famille des taiseux, eux aussi. Sauf que mon père a toujours oublié de venir me chercher à tous les trains que j'ai pu prendre. Comme Samantdi, ce point de ton récit a attiré mon attention: pas anodin du tout, ce détail du train, à mes yeux.

5. Le mercredi 16 novembre 2005, 09:27 par en campagne

Je vais aller à l'unisson de ce qui s'est dit au-dessus ! Mes parents ressemblent un peu aux tiens aussi avec ce décalage entre eux qui a failli leur être fatal ...
Nos pères ne sont pas vraiment des grands communicants. A leur décharge, on n'a pas dû leur apprendre ...
Comment alors s'étonner qu'ils ne comprennent pas nos choix de vie, nos peines, nos envies, ...

6. Le mercredi 16 novembre 2005, 17:53 par Traou

Je suis très consciente que les mots ne sont pas le seul moyen d'exprimer les sentiments profonds (et profondément enfouis), et que des attentions quotidiennes (un repas, un verre de vin, une présence dans une gare) en sont les témoins précieux. Infiniment.

7. Le jeudi 17 novembre 2005, 02:48 par Anitta

"Finalement, nous allons continuer à nous taire, je crois. Du moment que nous savons entendre ce silence....."

Rien à ajouter...

8. Le jeudi 17 novembre 2005, 15:17 par Yves Duel

Je penche du coté de ton père plus que du tien : mes deux filles aînées ont 27 et 25. Nous nous voyons peu ; et mon pire souvenir les concernant est le moment ou je m'apercevais, peu à peu, qu'elles n'avaient plus *besoin* de moi.

Dur !

Et même l'expression joyeuse et fusionnelle des sentiments n'y change rien. On peut "continuer à se taire" de façon très bruyante !

9. Le vendredi 18 novembre 2005, 08:36 par Traou

Yves> En fait, peut-être qu'on a toujours "besoin" de ses parents, pas matériellement, pas au quotidien, mais de savoir qu'ils sont là, présents, concernés, aimants.... et ils ont mille façons de l'être, bruyamment ou silencieusement