Histoire du corps (Tome 3)

Et puis un jour, on ose relever la tête. Enfin, pour moi, cela s’est traduit comme cela : j’ai commencé à arpenter la vie en ne contemplant plus le sol, courbée que j’étais sous le poids de mon encombrant boulet, mais redressée, regardant les autres dans les yeux, et l’horizon vers lequel j’allais.

Parce que les choses se sont un peu arrangées d’abord. J’ai pris pas mal de centimètres qui ont réparti mes rondeurs plus harmonieusement. J’ai laissé pousser mes cheveux et je me suis sentie plus « fille », et bientôt plus femme. Quel évènement ! J’ai laissé derrière moi les accessoires adolescents pas très esthétiques, les bagues ornant désormais plus mes doigts que mes dents. Et un jour je me suis rendue compte que moi aussi je pouvais séduire ! Quelle révélation !

Oh bien sûr, tout cela prend un peu de temps. Il faut se faire à l’idée. Prendre d’autres habitudes que celle de se recroqueviller, que celle d’avoir honte, et peur.

Le premier qui m’a dit qu’il me trouvait jolie, je l’ai pris pour un fou. Le premier qui m’a dit « je t’aime », j’ai regardé derrière moi pour être sûre que c’était bien à moi qu’il s’adressait. La première fois que dans la rue un homme s’est exclamé en me croisant : « Oh les jolis yeux ! », je suis rentrée chez moi troublée et me suis examinée avec perplexité dans le secret de ma salle de bains : j’avais vaguement notion qu’ils étaient bleus, mais que cela pouvait être joli ne m’avait jamais effleuré. En tous cas chez moi personne ne me l’avait jamais dit… (on n’était pas très compliment, faut dire, peut-être par peur de nous rendre orgueilleuses ? Je ne sais pas)

Je me suis doucement « réassociée » avec mon corps. L’ai considéré petit à petit avec moins de rancœur, un peu moins de gêne. Et quand je disais « je », il faisait à nouveau partie de ce « je »… Parce que quand on n’aime pas son corps, on le considère comme un étranger, et surtout, surtout, on vit dans la perpétuelle attente qu’il soit autre. Alors il ne fait tout simplement pas partie de soi. Quand on dit « je », c’est de cet autre corps qu’on parle : le corps rêvé, le corps attendu, le corps espéré. Celui qu’on retrouvera un jour sûrement parce que celui qu’on a est certainement une erreur de distribution. Ce corps-là n’est tout simplement pas soi. C’est impossible. Et l’on s’en veut totalement dissociée, alors on l’ignore, ou bien on lui fait du mal. On s’en venge. On le combat. Peu importe puisqu’il n’est pas nous-même mais autre. Et indésirable, ô combien.

Et puis un jour, cet indésirable suscite le désir. C’est fou.
Au début on se cache, on se camoufle, on veut l’ombre et le noir. Il faut du temps et de l’amour pour accepter enfin de se découvrir. Être très très très sûre de l’amour de l’autre, de sa sincérité pour entendre enfin « Tu es belle » sans le refuser. Y croire, pour la première fois, c’est immense. Et il faut encore beaucoup plus de temps et des déclics qui peuvent être différents pour chacun pour comprendre enfin que l’amour n’a tout bonnement rien à voir avec ça…

Savoir un jour qu’on sera belle dans le regard de l’autre qu’on soit grosse ou maigre, bigleuse, chauve, malade, boiteuse ou absente, le jour où on fait la différence entre aimer et contempler, entre paraître et être, et où l’on se fout du regard de ceux qui ne la connaissent pas, cette différence, on est prêt(e) enfin. A refermer la boucle. A vivre en étant un tout, sans division. A affronter un peu mieux le reste qui n’est pas simple non plus, mais entière au moins. Pas non plus tous les jours, il y a des rechutes. Mais cahin-caha, être soi, essayer de le devenir en tous cas.

(...à suivre "Histoire du corps, épilogue"

Commentaires

1. Le lundi 26 juin 2006, 18:45 par Phosphatine

Traou, ce billet marque ta beauté, qui, sans te connaitre, doit être bien au-delà de la beauté... Merci pour cette magnifique note (je ne varie pas beaucoup...mais ça vient du coeur...) Je n'épiloguerais pas sur les mots qui viennent à mes oreilles depuis quelques temps de mon entourage...Je les savoure simplement...Peut-être quelques kilos de perdus, un teint qui se hâle, des yeux qui pétillent et un sourire qui ne me quitte plus...

2. Le lundi 26 juin 2006, 18:57 par François Granger

Oh les jolis yeux !

Y'a pas que les yeux !

PS: pourvu qu'"Elle" ne passe pas par ici ;-)

3. Le lundi 26 juin 2006, 21:30 par claude

Emouvant...et beau, tout simplement...

4. Le mardi 27 juin 2006, 00:39 par Crick

Décidément toujours très touchant et très touchée. Et tu décris si bien l'amour !!!

5. Le mardi 27 juin 2006, 08:52 par Ursun

Le corps est un animal sauvage qu'il faut souvent apprendre à apprivoiser pour pouvoir vivre en paix en sa compagnie...

6. Le mardi 27 juin 2006, 09:22 par Anne

Sors de ma tête, Traou !!!

Plein de tendresses pour toi...

7. Le mardi 27 juin 2006, 09:29 par Moi

Moi ça m'est un peu égal mon corps. Sauf que là j'ai grossi juste du ventre à cause de la bière et je me dit que ça ne sera pas si facile que ça la spéléo la prochaine fois...

8. Le mardi 27 juin 2006, 10:12 par coumarine

Oui Traou, tu dis si vrai, si juste... Le jour où on se voit belle dans les yeux de l'autre, le jour où l'on croit ce qu'il dit...alors c'est que le chemin d'acceptation de qui on est, corps et âme liés, est largement entamé (jamais terminé bien sûr,les doutes sont comme les ronces ...tenaces) Belle journée à toi, Traou

9. Le mardi 27 juin 2006, 12:13 par Akynou

A te lire, je suis en pays connu. J'ai toujours ce sentiment que la personne en face de moi est un peu folle. Ou parle à quelqu'un d'autre. Quand quelqu'un que je connais m'interpelle et semble content de me voir, ma première réaction est de me demander ce qu'il veut… Du mal à croire que c'est juste pour le plaisir de ma présence ou de ma conversation. Du coup, je suis souvent en quête de reconnaissance (une reconnaissance que j'ai pourtant mais qui ne me suffit pas puisque je n'y crois pas). C'est quelques choses contre lequel j'essaie de lutter dans l'éducation de mes filles, histoire que mon expérience serve à quelque chose et surtout à ne pas reproduire les mêmes erreurs. Leur donner confiance en elles, en leur capacité. Ne plus créer ainsi des générations de femme amputée de leur confiance en elle.

10. Le mardi 27 juin 2006, 12:37 par Younes

Il est bien ce billet ! Moi, j'ai un corps qui a reçu une voiture roulant à vive allure avec, dedans, des hommes sous l'emprise de l'alccol. C'était en 1972. Le monde a changé depuis pour faire du corps ce qu'il est dans les médias, le mien est dans les catégories occultées... Y a l'amour qui l'a embelli beaucoup plus tous les jours depuis 2003. Un bon billet qui fait du bien.

11. Le mardi 27 juin 2006, 13:11 par Fauvette

Oui tu le dis et l'écris fort bien : c'est immense. Le papillon prend enfin son envol, débarrassé des oripeaux... Et puis il reste quand même beaucoup à faire. Il est long ce chemin, très long ; merci Traou. (C'est vrai que ton billet fait du bien).

12. Le mardi 27 juin 2006, 16:25 par rafaelem

c'est drôle je me reconnais dans beaucoup de situations décrites dans ton texte... j'adore ....beau cheminement d'acceptation de soi. félicitations

13. Le mardi 27 juin 2006, 18:33 par alice

Et moi qui ai l'honneur et l'avantage de te connaître désormais "en vrai", j'affirme que tu as bien raison de t'être réconciliée avec toi-même.

14. Le mardi 27 juin 2006, 19:16 par valclair

Quel beau texte encore une fois (la série, cette histoire de toi et ton corps).

C'est vrai que te voyant si "belle femme" on a du mal à imaginer que ce rapport à ton corps a pu être difficile ou problématique.

Comme quoi c'est bien aussi l'image que l'on se construit à travers le temps et la vie qui compte, j'aime beaucoup cette formule "se réassocier" à son corps.

15. Le mardi 27 juin 2006, 21:53 par Alauda

"A vivre en étant un tout, sans division. A affronter un peu mieux le reste qui n’est pas simple non plus, mais entière au moins. Pas non plus tous les jours, il y a des rechutes. Mais cahin-caha, être soi, essayer de le devenir en tous cas."

Quelle belle conclusion à un texte magnifique de vérité... Oui, entière..mais pas tous les jours..

"Entière en devenir".. c'est bien ça.. !

Mais quel beau chemin déjà..

16. Le mardi 27 juin 2006, 23:09 par gilda

Mazette quel texte ! Comme c'est ça.

(je rigole, le coup de se retourner en pensant qu'on parle à quelqu'un d'autre et de croire fou celui qui dit "je t'aime", ça me l'a fait aussi). Moi aussi je suis issue d'une famille répressive, pour laquelle ce n'était jamais ça (où alors il aurait fallu que je ressemble à la Gilda du film), ça explique sans doute.

17. Le mercredi 28 juin 2006, 10:25 par Traou

@tous : un sourire à chacun pour vos commentaires auxquels j'ai du mal à répondre individuellement cette fois. J'entends chaque mot et témoignage, qu'il soit semblable ou similaire au mien ou dénote d'un chemin un peu différent avec beaucoup de reconnaissance et d'amitié.

Merci pour votre lecture bienveillante (certains vont me faire rougir) et vos contributions et ajouts enrichissants et touchants. Et bienvenue à ceux qui ont laissé un commentaire ici pour la première fois.